Marley, de Kevin Macdonald

 

De la vraie profondeur du rastaman fumeur

Affiche de Marley, de Kevin Macdonald« Le reggae est une musique à quatre temps », explique Bunny Wailer, rigolard sans raison sous sa casquette rouge-jaune-vert, debout sous le porche de sa maison de Kingston, devant un jardin d’un vert éblouissant. Démontrant son propos, il frappe lentement la mesure, de ses longues mains fines couvertes de bijoux, bling et pondéré comme un Snoop Dogg local. « Un, deux, trois. Et le quatrième… le quatrième, ha ! c’est un temps imaginaire.» Et de s’esclaffer, de se taper sur la cuisse, d’esquisser un pas de danse sous la pluie tropicale ; et nous de tendre l’oreille pour comprendre ce dont il parle, pour surprendre derrière le doux chant de l’eau, au fond des éternels accords secs du reggae, ce quatrième temps qui n’existerait pas.

Bien sûr, le fameux rythme émaille le cours du documentaire, à sa propre allure, inébranlable, jamais trop pressé, jamais en retard ; mêlé de ska et de rocksteady, dont il tire ses origines, de gospel, de soul, parfois de rock. Et imposant l’air de rien toute une famille de sons légers, presque tirés bruts de la nature, évocateurs d’une vie de soleil et de partage dans l’antichambre de Zion. On reconnaît les classiques mille fois entendus, les “Exodus”, les “Redemption Song” ; on découvre ou on redécouvre les compos des débuts, entraînantes et nasillardes, les “Judge Not” ou les “Simmer Down”. Sur de vieilles vidéos grenues et floues, c’est l’auteur qui nous les chante lui-même, en live, en transe, renversé, les yeux clos, le visage creusé par les halos des spots rouges et jaunes, secouant sans répit son énorme crinière, oublieux ou au plus proche d’un public qui se dénombre par dizaines, par centaines, puis par milliers. «Au Zimbabwe, il y a eu un accident avec des gaz lacrymogènes et nous avons tous quitté la scène, mais pas lui, se souvient sa femme et choriste Rita. Il est resté là tout seul, il n’a rien remarqué. »

Réalisé par Kevin Macdonald (Le Dernier Roi d’Ecosse), produit notamment par Ziggy Marley, le fils aîné du reggaeman, et par Chris Blackwell du label Island Records, à qui les Wailers doivent leur renommée internationale, Marley est un documentaire long et dense qui mérite l’attention du curieux comme du fan le plus renseigné. Rythmé par des interviews d’époque et par des entretiens récents avec un bon nombre de ses proches, il dessine, dans un splendide anglais créole, le portrait riche et dense d’un personnage complexe dans ses lumières comme dans ses ombres. On trouve là, notamment, les compagnons musiciens de la première heure ; l’épouse, quelques enfants, la maîtresse et Miss Monde 1976 Cindy Breakspeare ; le coach sportif (si, si !) ; ou le mentor Lee « Scratch » Perry, avec ses cheveux roses et son antenne satellite faite de conserves empilées « connected straight to Africa ». Et puis d’autres encore, parmi ceux qui l’ont connu et accompagné, de son enfance montagnarde – «I come-a from Sain-Ann, ya know, dats in da country, a-like a place up in de airs, ya know » – au slum de Trench Town, au studio fourmillant de 56 Hope Road et à la célébrité mondiale.

Le temps d’un long film plein de sons apaisants et de couleurs flamboyantes, Tuff Gong revit ainsi sous nos yeux avec une puissance surprenante ; quiconque s’est contenté jusque-là des clichés fumants et chevelus pour comprendre l’œuvre de Bob Marley se voit soudain forcé de réfléchir à la troisième dimension du chanteur. Après le talent de l’artiste, la générosité du rasta réputé relax et mou (à tort), voici la puissance du quasi-messie, du métis mystique aux textes universalistes capable d’apporter l’unité à une Jamaïque politiquement et racialement déchirée, quitte à risquer l’assassinat en plein concert, comme lors de la fusillade de Kingston de 1976 à l’occasion d’un show gratuit. « My life not important to me. All people life important. My life is only important if me can help plenty people. If my life is just me and my own security, then I don’t want it. My life is for people”, explique-t-il plus tard à la télévision, l’air dédaigneux.

Ainsi les nombreuses images familières que nous gardons du personnage retrouvent un moment leur contexte, leur continuité, leur sens. Bob Marley cesse de n’être qu’un poster provoc’ qui traîne toujours dans notre vieille chambre d’ado. Et nous quittons la salle, rêveur et le sourire aux lèvres, hochant la tête et battant des mains, plein d’espoir, de compréhension et d’admiration, en rythme sans quatrième temps.

 
Marley de Kevin Macdonald, avec Bob Marley, Ziggy Marley, Rita Marley, Chris Blackwell… Angleterre, Etats-Unis, 2012. Sortie le 13 juin 2012.