Les grands classiques de l’automne 2012

 

Cet automne, nous n’allons pas manquer de nous dépayser, loin, bien loin des névroses de Lola, des regrets de Nadine, des contrariétés de Gérard, des humeurs de Polo, des caprices de Virginie… Bref, loin du cinéma qui se regarde le nombril. En route pour l’Oussouri, la Sibérie, le Mexique, l’Angleterre, les Philippines, le Mexique, l’Egypte et l’Europe moyenâgeuse.

 
Dersou Ouzala, d'Akira KurosawaDersou Ouzala, l’aigle de la taïga, d’Akira Kurosawa avec Maksim Mounzouk, Youri Solomine, Svetania Daniltchenko…

Dersou Ouzala, œuvre née d’une dépression après l’échec public et critique de Dodes’Kaden (1971), célèbre l’amour fraternel, loin des passions assassines qui déchirent les hommes civilisés, où l’indéfectible amitié se nourrit au cœur du monde sauvage.
Quatre ans plus tôt, Dodes’Kaden explore la fange urbaine. Trop expérimental, trop philosophique, trop sombre, le public ne suit pas. Pire, les studios lâchent Kurosawa qui, anéanti, tente de mettre fin à ses jours. Trois ans plus tard, la Mosfilm (société des cinémas russes) l’invite à tourner en URSS. Kurosawa, rétabli, change de cap et choisit d’adapter les deux tomes de souvenirs du topographe Vladimir Arseniev, intitulés Dersou Ouzala, l’aigle de la taïga. L’histoire est celle d’une improbable mais véridique rencontre.
Début du XXe siècle. Vladimir Arseniev, géographe de métier, capitaine de l’armée russe, explore les confins de la taïga de l’Oussouri. Son régiment, composé d’une dizaine d’hommes, cartographie les lisières de la Mandchourie. Le terrain accidenté et leur méconnaissance du milieu les empêchent de progresser. Un soir, s’invite autour du feu un sautillant nomade mongol qui répond au doux nom de Dersou, Dersou Ouzala. Le lendemain, Dersou, chasseur et cueilleur de son état, prend la tête de l’expédition.
Des pattes-d’oie au coin d’yeux rieurs, il suffit d’un rien pour qu’une fable humaniste fasse date dans l’histoire du cinéma. Si le film se lit au premier degré comme un plaidoyer pour Mère Nature et contre l’industrialisation et l’urbanisation galopante, Dersou Ouzala nourrit son propos de ce qui fait le sel du partage, de la générosité, jusque dans la mort. Dersou est une œuvre sur la foi et la résistance. La scène de la tempête, à bien des égards l’une des plus belles jamais tournées, scelle entre les deux hommes une confiance éternelle.
Ce chef-d’œuvre noue les tripes, émeut les yeux, bouleverse le cœur, chavire la tête. Pourquoi ? Parce qu’il transpire la vérité. Et d’une telle amitié pure et sincère, nous rêvons en secret. Aujourd’hui notre époque célèbre la médiocrité et la fatuité comme des valeurs essentielles à notre bon fonctionnement. Il y a de quoi devenir fou, mais peu s’en plaignent. Dans ce pays là-bas, il n’y a ni Internet, ni téléphone mais deux hommes qui crient leur nom : “DERSOU”, “CAPITAINE”.
Disponible en DVD chez Agnes B/Edition Potemkine.

SibériadeSibériade d’Andreï Kontchalovski avec Natalia Andreïtchenko, Sergueï Chakourov, Vitaly Solomine…

Sibériade raconte la société villageoise russe à travers deux familles, les fortunés Solomine et les misérables Oustioujine. Cette fresque historique récompensée par le Grand Prix du Festival de Cannes 1979 s’étale sur près de trois générations de 1917 jusqu’au milieu des années 1970.
Quand la révolution touche enfin le village, les Solomine comprennent la menace qui pèse contre leurs intérêts. Les Oustioujine, quant à eux, espèrent entrevoir la « lumière » promise par les camarades.
Sibériade, c’est quatre heures et trente minutes de cinéma pour comprendre les mutations d’une immense nation. Dans sa première partie, le film rappelle le réalisme de L’Arbre aux sabots où hommes et femmes du même cru cohabitent tant bien que mal autour des valeurs de la terre pour, dans une deuxième partie, embrasser une vision plus holistique de la nation jusqu’à l’arrivée des premiers puits de pétrole en lieu et place des champs de blé sauvages.
Sibériade, chiant ou pas ? Non, c’est une puissante saga aux limites du documentaire ; du grand cinéma russe aux moyens démesurés comme seule la Mosfilm savait produire (voir Guerre et Paix).
Peu de temps plus tard, Andreï Kontchalovski, le réalisateur, filait aux Etats-Unis pour tourner Runaway Train (sur un scénario d’Akira Kurosawa) et Tango et Cash !
Son retour au pays fut autrement plus positif et bénéfique. Les voyages forment la jeunesse. Je vous conseille Le Cercle des intimes et La Maison de fous.
Disponible en DVD chez Agnes B/Edition Potemkine.

Warren Oates dans Apportez-moi la tête d'Alfredo GarciaApportez-moi la tête d’Alfredo Garcia de Sam Peckinpah avec Warren Oates, Isela Vega, Robert Webber, Gig Young…

El Jefe l’a mauvaise. Sa fille s’est fait engrosser par ce salaud d’Alfredo Garcia. Le richissime patriarche réclame la tête du fautif. Tous les chasseurs de têtes se mettent en chasse. Cours Alfredo, cours !
Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia est sans doute l’œuvre la plus personnelle de son auteur. Il y a un ton que l’on ne reconnaît nulle part. Un rythme étrange. Même la lumière est différente. C’est peut-être le soleil du Mexique ou les vieilles bagnoles qui, usées jusqu’à la corde, tournent sur deux cylindres, mais quelque chose ou quelqu’un pousse à une fausse léthargie qui trompe nos sens et bouleverse nos repères. Toutefois le scénario solide ne laisse la part à aucun ventre mou.
Ce road movie ne lâche jamais ce à quoi il tend ; nous apporter sur un plateau la tête d’Alfredo Garcia ! Une œuvre singulière, sans concessions, qui sort du tréfonds des tripes de Peckinpah. Si vous appréciez les dialogues ciselés, le sang et la sueur, vous serez servis.
En bonus, un excellent documentaire sur le cinéaste.
Disponible en DVD et Blu-ray chez Filmedia.

Ambre, d'Otto PremingerAmbre d’Otto Preminger avec Linda Daenelle, Cornel Wilde…

Le légendaire patron de la Fox, Darryl F. Zanuck (pour la petite histoire, son petit-fils produit The Zero Theorem que tourne à Bucarest Terry Gilliam en compagnie de Christoph Waltz, David Thewlis, Tilda Swinton et Matt Damon) veut son Autant en emporte le vent. Pour cela, il achète les droits du roman (sulfureux, dit-on à l’époque) de Kathleen Winsor Ambre et engage John M. Stahl comme réalisateur. Dans le rôle-titre, Peggy Cummins. Après un mois et demi de tournage, Zanuck arrête tout, mécontent des rushs et de son actrice principale. Otto Preminger reprend les manettes laissées vacantes, tente d’imposer Lana Turner, en vain, se contente de Linda Darnell, une pouliche de l’écurie Zanuck.
1660. Ambre St Clare, une modeste paysanne ambitieuse, rêve de s’émanciper et vivre la grande vie. Bruce Carlton, un aristocrate aventurier, l’arrache à sa famille de bouseux. Ambre s’immisce dans les cercles du pouvoir. Elle gravit les échelons jusqu’à devenir une proche du roi d’Angleterre. Gare aux rivales !
Ambre, prête à tout pour ne pas retourner vivre dans la ferme familiale, passe aux yeux des rigoristes religieux pour une sainte nitouche, une courtisane, une fieffée salope. Je ne parle pas des religieux du XVIIe siècle mais bien de ceux de l’après-guerre. C’est tout ce que la censure et les églises américaines ont voulu retenir de ce film-fleuve ; la liberté est une effronterie. Les ligues de décence condamnent Ambre pour « encouragement à l’immoralité et la licence ». Contre toute attente, le succès sera énorme. Les femmes modernes s’incarnent dans l’héroïne.
Ambre ne manque pas de beaux décors, de somptueux costumes, d’ampleur et de lyrisme mais reste dix crans en dessous de la référence, Autant en emporte le vent. Son principal défaut réside dans l’excessif surlignage des situations comme si nous étions incapables de comprendre le désir d’indépendance du personnage principal. Il manque finesse et magie pour se sentir comblé. Un classique à redécouvrir dans des conditions d’image tip top.
Disponible en DVD et Blu-ray chez Sidonis Calysta.

Guérillas aux PhilippinesGuérillas aux Philippines de Fritz Lang avec Tyrone Power, Micheline Presle, Tom Ewel…

Printemps 1942. Une vedette américaine coule non loin des côtes philippines. Les soldats américains, recueillis par les villageois, organisent la résistance contre les Japonais. Il s’agit de préparer le terrain aux troupes du général MacArthur.
Guérillas aux Philippines, film mineur, un brin bancal, pas très intéressant, ne restera pas dans les annales. Oui, il n’est pas bancal, il est un brin bancal. Il n’est pas inintéressant, il n’est pas très intéressant. Le film est passé entre de nombreuses mains et son producteur, Darryl Zanuck, s’est empressé de le sortir à la veille de la guerre de Corée. Ceci explique peut-être cela, et encore, je ne suis pas sûr. Critique de Normand.
Fritz Lang livre un film de guerre timide centré sur les rapports humains entre soldats américains, population philippine et soldats japonais. Les interactions restent limitées à des discussions convenues pas loin du comptoir. Insipide pour tout dire.
Tourné in situ, la lumière et les éléments naturels donnent au film un aspect exotique très appréciable. Le film reste bof, mouais, pas mieux. Critique de Bourguignon.
Disponible en DVD chez Sidonis Calysta.

Baïonnette au canonBaïonnette au canon de Samuel Fuller avec Richard Basehart, Gene Evans, Michael O’Shea…

Pas besoin de tourner autour du pot, Baïonnette au canon est un chef-d’œuvre. Next. Si la violence de Peckinpah, sauvage et furibarde, s’exprime dans la destruction des corps, Sam Fuller, lui, triture les cerveaux. Peckinpah est physique, Fuller psychologique. Les deux apprécient les bons cigares, la bouteille et les vieilles catins. Un cerveau droit et un cerveau gauche, main dans la main.
1951, la guerre de Corée fait rage. Débordé par les forces communistes, l’état-major américain intime l’ordre au lieutenant Gibbs de couvrir la retraite d’une armée de 15 000 hommes. Une seule stratégie pour réussir le repli : tenir une colline. Gibbs ne dispose que de quarante-huit soldats. Lui et ses hommes devront donner l’illusion du nombre. Le froid et le terrain rendent la mission encore plus dangereuse. Après moult tergiversations, c’est le caporal Denno qui prend le commandement des opérations. L’homme souffre à l’idée de tuer.
Qu’ils soient aux combats ou tapis contre un rocher à attendre un ennemi invisible, nous appréhendons la peur du soldat, son découragement, ses moments de doute, tout un panel de sentiments, sensations et émotions comme seul Fuller sait imprimer sur pellicule. C’est la marque typique du cinéaste génial qui sait écrire et qui sait filmer ses mots. Une heure et demie où l’action nourrit la réflexion sur l’individu et l’intérêt collectif. Indispensable, je vous dis !
Disponible en DVD chez Sidonis Calysta.

L'Egyptien, de Michael CurtizL’Egyptien de Michael Curtiz avec Jean Simmons, Victor Mature, Gene Tierney, Peter Ustinov, John Carradine…

1 300 ans avant Jésus-Christ, pour l’avoir sauvé des griffes d’un lion, le pharaon Akhenaton nomme l’orphelin Sinouhé médecin du palais et Horemheb, son meilleur ami, chef de la garde. Tandis qu’une ambitieuse courtisane jette son dévolu sur Horemheb et lui, Sinouhé découvre la vie de la cour, ses conspirateurs décidés à tuer le souverain suprême sous prétexte qu’il impose à tous la vénération d’un seul Dieu, Aton… Contraint à l’exil par la reine Néfertiti, désormais en possession du secret de ses origines, il retrouve l’Egypte dont il apprend qu’il est héritier du trône. Mais, déjà, sa sœur, Bakétamon, et Horemheb, s’en sont emparés…
J’ai préféré vous faire profiter du pitch officiel tant j’ai eu un mal de chien à tout capter de cette histoire. Je me fais vieux. La première impression qui m’est restée de L’Egyptien est celle du travail vite fait bien fait ; du boulot à la Michael Curtiz (tâcheron de luxe qui s’est illustré avec Robin des Bois, Casablanca…).
Dans L’Egyptien, tout est un peu vieillot, un peu ringard, un peu surjoué (la séquence en transparence du lion, je ne vous dis que ça !). Tout comme pour Ambre avec Autant en emporte le vent, il est impossible de ne pas comparer L’Egyptien avec les péplums de la grande époque, Ben-Hur, Cléopâtre, Le Marteau-pilon anal. Le scénario égare les personnages dans un (mauvais) dédale de faux-semblants où il devient difficile de savoir si les rôles de chacun et chacune sont réellement complexes ou mal dessinés. L’Egyptien manque de caractère mais ne manque pas de charme.
Disponible en DVD et blu-ray chez Sidonis Calysta.

La Chair et le sang, de Paul VerhoevenLa Chair et le sang de Paul Verhoeven avec Rutger Hauer, Jennifer Jason Leigh, Tom Burlinson, Susan Tyrrel, Ronald Lacey, Jack Thompson…

Le Moyen Age est à son crépuscule. Partout règnent les guerres, l’anarchie et les maladies vénériennes. Personne n’est à l’abri d’une chaude-pisse et de la peste bubonique. Une bande de mercenaires menés par le charismatique Martin aident un souverain déchu à reconquérir ses terres. Indésirables au château après l’accomplissement des sales besognes, les malandrins décident de se venger.
Accompli en Hollande après Business is Business, Turkish Delight, Cathy Tippel, Soldier of Oranje, Spetters, Le Quatrième Homme, Verhoeven a des envies de grandeur. Il file en Angleterre avec son acteur fétiche et accouche de La Chair et le sang, considéré par les initiés comme l’œuvre charnière entre film culte et film-cerveau.
Nous sommes au cœur du chaos, au cœur de l’horreur. Exit les méchants, les gentils. Le manichéisme de bas étage qui vérole les projets cinématographiques d’aujourd’hui, n’existe pas ici. La Chair et le sang structure sa narration en réseau polynucléaire ; des cercles de pouvoir qui se rétrécissent jusqu’à l’enferment et la folie. La Chair et le sang, c’est l’illustration de la complexité de la cité.
Dans les bonus, Verhoeven explique à quel point il s’est documenté pour créer un univers réaliste aux limites du palpable (Durell, Heidzin, Bruegel pour les décors) dans un contexte, dit-il, de guerre bactériologique. Les spécialistes et les spectateurs peuvent reconnaître qu’aussi réussi soit-il, c’est du grand n’importe quoi, un bordel indéfinissable, un véritable musée de l’anachronisme.
Je ne résiste pas à reproduire la conclusion de l’analyse filmique de feu Jean-Marc Bouineau (grand cinéphile disparu trop tôt) tiré de son ouvrage Le Petit Livre de Paul Verhoeven : La Chair et le sang est un film malsain, rempli de haine et de violence communicative mais magnifié par son déferlement de sauvagerie et son invitation au retour primitif.
Souvent, lorsqu’on est en face de ce genre de films, on rêve à ce qu’un Kubrick aurait pu en faire, ce qu’il aurait pu ajouter de ses obsessions personnelles et là, bizarrement, on se prend à penser qu’aucun cinéaste n’aurait pu mieux faire que Paul Verhoeven. Il domine son film de bout en bout, cherche et trouve le ton et l’allure indispensables à cette
heroic fantasy réinventée, adopte, d’un point de vue historique, la meilleure visualisation possible des temps les plus reculés de la barbarie, exhume l’art gothique d’un Joseph von Sternberg, apporte au sujet la seule interprétation qui convient, j’entends une démarche européenne car Verhoeven est alors européen jusqu’au bout des ongles. Son film porte en lui le legs du Vieux Continent, il possède encore les stigmates d’un passé lourd à assumer et, de vision onirique, devient autobiographique ou mieux, une photocopie fidèle d’une époque archaïque rapportée par son âme errante.”
Disponible en DVD et Blu-ray.