« Le cinéma qui nous parle autrement. » C’est la baseline du festival Visions sociales qui, du 20 au 27 mai, en marge du 70e Festival de Cannes, accueillera sur le domaine d’Agecroft à Mandelieu-la-Napoule festivaliers et professionnels autour d’un cinéma pensé comme “une quête constante de curiosité, de réflexion, de questionnement sur le monde qui nous entoure”. Pour cette 15e édition, c’est Stéphane Brizé qui jouera les parrains. L’occasion de parler politique et engagement. Rencontre.
Que signifie, pour le cinéaste que vous êtes, l’expression « avoir une vision sociale » ?
Je traduirais cela par un questionnement sur la manière dont un individu est impacté par son environnement et inversement. Une réflexion sur la place et le rôle de l’homme dans la vie de la cité.
Pourquoi avoir accepté d’être le parrain de Visions sociales ?
D’abord un lien déjà ancien avec la CCAS, le CE d’EDF. En 1999, je venais à Cannes à la Quinzaine des réalisateurs avec mon premier film Le Bleu des villes et la CCAS m’avait remis un prix, le Soleil d’Or. Parrainer Visions sociales est d’abord un retour de politesse amical. Ensuite, le plaisir de collaborer avec un CE qui offre aux salariés de l’entreprise un peu plus que des tickets de piscine et des réductions pour aller en voyage. Car on l’oublie souvent, une des missions premières des CE est une mission d’éducation à la culture. Et puis enfin, le plaisir complètement égoïste de découvrir des films qui éclairent notre monde et donc notre route. Et on le sait bien, il y a moins d’accidents quand on roule avec les phares allumés.
Quel regard posez-vous sur la campagne présidentielle qui vient d’avoir lieu ?
D’abord le regard du citoyen atterré et effrayé par tant de brutalité. Ensuite le regard du réalisateur fasciné par tant de brutalité. Qui aurait pu imaginer ce qui s’est passé ? Ce qui m’intéresse le plus, pour être honnête, ce n’est pas tant le politique que celui qui met son bulletin dans l’urne. Et celui qui met aujourd’hui un bulletin « Le Pen » dans cette urne m’intéresse profondément. Le geste me fait peur mais la personne qui fait le geste me fascine. Sa colère, sa détresse, sa peur et son inquiétude me touchent. Le Front national a kidnappé la colère des plus modestes, des plus en souffrance en allant racler chez l’homme ce qu’il a de plus médiocre. On n’est pas grand chose face à la peur et le dénuement. On perd vite ses repères. Et quand quelqu’un débarque avec des solutions qui semblent si simples, comment résister ? Ça me fascine. Et mon sentiment sur les deux finalistes, c’est que chacun à sa manière produit de la violence.
L’avènement d’un « jeune premier » à la tête de la France vous a-t-il surpris ?
En termes de parcours personnel, c’est assez exceptionnel, il faut bien le reconnaître. Assez digne d’un grand personnage de fiction. S’il a été élu, c’est qu’il a su deviner quelque chose de la psyché collective. Et heureusement que sa femme était toujours à moins de trois mètres de lui pour qu’il sache où elle était car il a quand même eu une chance de cocu. Il fallait que Fillon gagne sa primaire puis qu’Hamon gagne la sienne avant que Fillon explose en vol puis qu’Hamon implose pour enfin se retrouver face à Le Pen au deuxième tour. Si ce n’est pas avoir une bonne étoile, ça ! Mais au delà de la chance, il a su se positionner habilement à un endroit de l’échiquier au moment où les partis en place depuis longtemps étaient à bout de souffle. L’image du nouveau président est parfaite, lisse, aimable et audacieuse, la réalité de sa politique qui veut imposer le modèle de la flexi-sécurité offrira évidemment bien plus de « flexi » que de « sécurité ».
Quelle est votre définition d’un réalisateur engagé ?
Pour moi l’engagement, c’est poser une question. Une question intime, une question sur le monde, une question sur l’intime en écho au monde… une question.
Quels sont les réalisateurs que vous suivez ?
Ils sont tellement nombreux, comment faire une liste ? Sorrentino pour sa puissance formelle à la limite parfois de la pose. Mais quand il est du bon côté de la crête, qu’est-ce que c’est beau et puissant. Andreï Zviaguintsev pour la pertinence de sa réflexion sur la place d’un individu dans un système. Pour les mêmes raisons mais avec une esthétique très différente, Cristian Mungiu. Que d’intelligence ! Haneke pour son regard tranchant et sans concession sur notre violence. Andrea Arnold pour sa capacité à faire naître du réel au cœur d’une esthétique puissante. Quelques noms qui me viennent à l’esprit à l’instant où je vous parle. Il y en a d’autres bien sûr.
Quels sont les sujets politiques et sociétaux que vous aimeriez aborder dans vos prochains films ?
J’aimerais mettre ma caméra du côté des cadres des entreprises. Je suis persuadé qu’ils sont les prochains sur la liste des sacrifiés sur l’autel du profit. Ils ont bien servi à nettoyer en dessous d’eux, l’industrie – et son uberisation à marche forcée – n’aura bientôt plus besoin d’une bonne partie de ces hommes et de ces femmes. Et comme ils n’ont aucune culture de la lutte, ils se retrouveront dans un grand désarroi.
Documentaire vs fiction ?
J’ai réalisé un documentaire il y a plus de dix ans, mais j’aime tellement l’endroit de la fiction que toute mon énergie au quotidien est mobilisée pour construire des histoires. Des histoires nourries du réel, qui empruntent même à la dramaturgie du documentaire mais que j’aime à construire complètement. J’aime l’endroit de frottement entre la fiction et le réel.
Pourquoi La Loi du marché ? Y avait-il une sorte d’urgence sociale à faire ce film-là, à ce moment-là et de cette manière-là, proche du documentaire ?
C’est un film qui s’est invité dans ma vie alors que je terminais l’écriture d’Une vie et qu’il fallait quelques mois pour monter le financement de ce dernier. J’avais 16 mois devant moi. Le résumé du film existait sur une page dans un coin de mon ordinateur, c’est une discussion avec Vincent Lindon qui m’a fait le ressortir comme une évidence. La forme (mise en scène et choix des comédiens non professionnels) s’est immédiatement imposée. Tout cela correspondait à des choses qui, comme ce texte enfermé dans un recoin de la mémoire de mon ordinateur, était en moi. L’urgence du projet m’a permis d’aller à la rencontre de mon désir sans tergiverser.
A quoi tient votre relation particulière et privilégiée avec Vincent Lindon ?
Vincent et moi venons de planètes sociales totalement opposées. Lui est un bourgeois, moi le fils d’un très modeste employé à la Poste. Mais nous nous sommes construits autour d’une même faille intime. Et donc, malgré des enfances dans des milieux si différents, nos colères, nos fragilités, nos émois, nos fragilités se révèlent être très semblables. Notre lien privilégié vient en partie de là, on s’est reconnus en l’autre. Aucun souvenir de ma première rencontre de spectateur avec lui. Mais je me souviens très bien que je le suivais d’un œil attentif en me disant : « Il vieillit bien. »
« Né d’un père facteur et d’une mère au foyer, Stéphane Brizé vient d’un milieu où la culture se résume à une poignée de romans dans la bibliothèque familiale », lit-on sur votre bio Wikipédia. Un livre qui vous a marqué et a laissé une empreinte sur votre travail de cinéaste ?
Il faut souvent se méfier de Wikipédia mais pour le coup, ce que vous dites est vrai. Il y avait notamment la collection complète reliée de skaï rouge des romans de Marcel Pagnol. Ça tenait sur une petite étagère en haut d’un escalier de quelques marches. J’ai tout lu, j’ai tout aimé. Après, que cela ait laissé une empreinte sur mon travail, je ne saurais vous le dire. Mais bon, il aimait bien parler des gens modestes. J’arrêterais là la comparaison.
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