Motel des Amériques
Sean Baker s’est déjà fait remarquer avec Tangerine, entièrement tourné à l’iPhone. Dévoilé à Sundance, le film, qui suivait deux prostituées transgenres, a récolté une vingtaine de prix dans les festivals, dont le prix du Jury de Deauville. C’est à Cannes, à la Quinzaine, qu’il réserve la primeur de The Florida Project, cette fois-ci de retour en 35 mm. Il met en scène les journées de Moonee, petite fille espiègle de 6 ans. Les 400 Coups version Amérique contemporaine où les conséquences de la crise de 2008 poussent les familles paupérisées à s’entasser dans des motels miteux. Celui dans lequel vit Moonee, avec sa jeune mère Halley, a la particularité de se situer aux abords de Disney World et de s’appeler le Magic Castle. C’est uniquement du point de vue des enfants, livrés à eux-mêmes dans cette zone désenchantée, que se place le réalisateur, choisissant de montrer leur insouciance et leur sens de l’aventure quand, en arrière-plan, se dessine un monde des adultes bien moins rose que les murs du motel géré par Willem Dafoe.
Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire du point de vue des enfants ?
D’abord, c’est un film sur les enfants. Je voulais que le public fasse l’expérience d’un été avec Moonee, montrer ce à quoi elle est exposée et ce qu’elle absorbe, ou non. J’avais le désir de capturer ça. Et quand on passe du temps avec des enfants, on adopte leur regard, on se met à leur niveau.
D’où le choix de montrer certaines choses et de ne pas en montrer d’autres, vous laissez le spectateur compléter le puzzle…
Je voulais que le public comprenne les choses au fur et à mesure. L’idée première était de montrer une gamine qui se comporte comme une gamine, de montrer la vision merveilleuse que peuvent avoir les enfants du monde, leur sens de l’aventure et leur nature comique. Parce que je présente cette histoire sous l’emballage du divertissement, je voulais que cela soit au premier plan et que tous les aspects plus durs, le contexte politique, les questions que cela pose soient présents, mais restent au second plan.
Vous pensez qu’on dit plus de choses avec la comédie ?
L’humour est un langage universel, j’espère. J’ai remarqué avec mes films précédents que cela fonctionne. En racontant une histoire sur le ton de la comédie, du divertissement, je pouvais atteindre un public plus large. Une fois que le film sort, c’est là notre opportunité de parler des questions trans, en l’occurrence pour Tangerine. Les filles m’accompagnaient et sont devenues des sortes de porte-parole : on pouvait parler, alerter sur leur situation. Et cela crée également plus d’empathie, une connexion se fait avec les personnages. C’est ce que je cherchais en premier lieu : amusons-nous avec les enfants, courons avec eux, faisons des bêtises avec eux, rions avec eux, et là, finalement, on présente la terrible situation dans laquelle ils se trouvent. Je dois parier sur l’intelligence des gens. Les bons films ne sont pas ceux qui prennent les gens pour des imbéciles ou avec condescendance. Je pense que les spectateurs doivent faire leur part du boulot, parce que ça les engage, ça retient leur attention.
Quelle importance cela a-t-il que cette histoire se déroule aux abords de Disney World ?
C’est une part essentielle du film. Cette vie de motel, la situation dans laquelle se trouvent ces familles, la pauvreté, c’est un phénomène qui traverse tout le pays, et même le monde. C’est ce qu’on appelle les “sans domicile cachés”. Mais, il y a une ironie extrême dans le fait de se trouver à quelques kilomètres de ce qui est censé être l’endroit le plus magique au monde. C’est pour cette raison qu’on a tourné là, implanté notre histoire là. Et puis c’est un film, j’essaie de rendre les choses cinématographiques et de rendre cette ironie folle par l’image.
Pour autant, vous ne montrez pas tout de suite que l’on est à cet endroit précis, on se demande d’abord où on est avec ces couleurs, les noms des motels, etc.
Il y a beaucoup de choses qu’on ne veut pas dire au spectateur parce que, pour les gens qui vivent là, c’est le quotidien. Ils ne pensent pas en permanence à Disney World. Tout cela, ce n’est que l’arrière-plan de leur vie. Je voulais que le public comprenne petit à petit où l’on se trouve. La première scène qui le dit clairement, c’est lorsque le couple de touristes arrive. On voulait que ce soient eux qui le disent, parce que le tourisme tirait toute l’économie locale. Car il n’y a pas que Disney, mais aussi les studios Universal et beaucoup de parcs d’attractions. C’est un endroit qui attire les touristes du monde entier, et dont le monde entier a entendu parler. Disney est un des phénomènes culturels les plus partagés dans le monde, c’est proche de la religion à cet égard. C’est pour cela que j’ai voulu tourner là, pas pour pointer Disney du doigt. C’est plutôt la responsabilité de la crise immobilière et financière de 2008, dont on ressent encore les effets près de dix ans plus tard.
Le casting de The Florida Project mêle acteurs professionnels, non-professionnels ou débutants, tous, en particulier Brooklynn Prince (Moonee), avec un naturel bluffant. Jusqu’à quel point le scénario était-il écrit ?
On avait un scénario, bien sûr. Mais je dévie toujours du scénario de départ. On improvise aussi derrière la caméra. Si quelque chose ne fonctionne pas, on change. Donc le scénario a beaucoup évolué depuis le lancement de la production. Et quand je choisis des acteurs qui jouent pour la première fois, c’est l’instinct qui prime, et donc le casting est primordial. Je pense qu’il est parfois plus essentiel que le scénario. Le personnage d’Halley est très différent de Bria Vinaite, l’actrice. Mais Bria a des points communs avec Halley, ne serait-ce que physiquement, avec tous ses tatouages, et son énergie. Il y a des traits de sa personnalité ou de son histoire personnelle qui résonnent avec ceux de son personnage. Pour moi, ça fait partie du cinéma de laisser les acteurs apporter quelque chose d’eux-mêmes, même les acteurs plus expérimentés. Willem Dafoe a aussi apporté sa personnalité, en changeant des répliques, inspiré par ce qu’il dirait à ses propres enfants. Je pense que ça permet aux acteurs de s’approprier le personnage plus rapidement et plus facilement.
Qu’apporte cette diversité du casting ?
Je trouve qu’il est toujours plus difficile de faire de la place à un personnage quand il est interprété par un visage très connu. Cela demande plus de temps au spectateur pour oublier l’acteur et entrer dans l’histoire. Et la vraisemblance, l’adhésion du spectateur sont plus faciles à atteindre avec un nouveau visage. Après, il y a bien sûr des acteurs comme Willem Dafoe qui est tellement fantastique qu’il est capable de créer ça en quelques secondes. J’aime donc mélanger ces acteurs expérimentés avec des débutants parce que cela crée une alchimie, et puis cela apporte de la fraîcheur. Ca fait partie des raisons pour lesquelles j’adore Spike Lee. Il a découvert tellement de nouveaux talents. De plus, j’ai remarqué que les méthodes des acteurs professionnels déteignent sur les non-professionnels et la naïveté, la spontanéité et le manque de méthode déteignent sur les professionnels. C’est très intéressant de voir comment ils interagissent. Ca peut être difficile pour les professionnels, cela demande de la patience. On ne peut pas faire ça avec des divas. Mais Willem est certainement l’acteur le plus facile avec qui travailler !
The Florida Project de Sean Baker, avec Brooklynn Prince, Bria Vinaite, Willem Dafoe, Valeria Cotto, Christopher Rivera… Etats-Unis, 2017. Présenté à la 49e Quinzaine des réalisateurs.
Comme j’ai aimé ce film!!! Découvert hier.