Transmorphers, The Day The Earth Stopped, Paranormal Entity, Snakes On A Train… Des titres évocateurs – racoleurs, diront certains – qui font partie intégrante de la stratégie de la société The Asylum. Véritable marque de fabrique de ces guérilléros, ils symbolisent à eux seuls l’indéniable vitalité, l’audace de ces têtes brûlées du véritable cinéma indépendant américain. The Asylum, ce sont les fondateurs du « mockbuster » : un film à tout petit budget qui reprend la thématique d’un blockbuster. Des films modestes mais joyeusement foutraques, de la série B qui n’a pas peur de se vautrer dans le Z le plus gratuit. The Asylum, c’est la liberté totale d’un cinéma décomplexé. Mais comme le dit l’affiche de l’œuvre qui nous intéresse ici : « Enough Said ! »
The Asylum, c’est aussi des films de requins improbables, où ceux-ci se battent contre des pieuvres géantes, des piranhas, des alligators. Des films moqueurs et moqués. Mais comme nous tenterons de le démontrer ici, l’outrance animalière de ces œuvres, c’est l’arbre qui cache la forêt. Au-delà d’un festival d’effets spéciaux cheap, The Asylum nous offre une vision intense et désenchantée d’une humanité en proie à ses démons, une civilisation qui, incapable d’ignorer ses monstres, en fait des visions fantasmagoriques dont elle peut enfin rire…
Sharknado. Une tornade de requins. Un mariage entre Twister et Les Dents de la mer ? Le film ouvre sur la naissance du phénomène en nous montrant un banc (sic) de requins happés par la force phénoménale de la tornade. Requins + vents = une nouvelle menace inédite, un mash-up étrange, un condensé de la culture internet où tout et n’importe quoi peut être créée et devenir un phénomène (virale) : le mème, par exemple (1). Et si la nature s’inspirait de l’humanité et créait ses nouveaux monstres ainsi : un copier-coller « contre-nature » pour initier sa révolte contre ceux qui la maltraite. Libre à nous d’y voir le courroux des éléments où juste une farce de la nature. Ce flou est justement ce qu’il y a de plus effrayant : pas de motivations, juste des requins qui nous tombent du ciel… Un Jugement dernier improbable, et pourtant… On pense évidemment à cette pluie de grenouilles dans Magnolia de P.T. Anderson, un clin d’œil malin et audacieux.
La trame (faussement) narrative du film nous montre le périple des personnages à travers une ville inondée, grouillante de requins. Plusieurs obstacles et défis s’imposeront à eux, comme dans tout récit classique qui se respecte. Mais la subversion du film n’est pas dans ce cadre-là. La richesse de Sharknado ne se dévoile qu’à celui ou celle qui ose embrasser les soi-disant « défauts » du film pour y voir ce qu’ils sont réellement : un discours inattendu et corrosif sur la perte de repères dans le monde contemporain.
Une des figures de style majeures du film est le faux-raccord. Ainsi d’un plan à l’autre, le niveau de l’eau n’est pas le même, le ciel est à la fois couvert et dégagé… Bref, il serait facile de crier au travail de tâcheron. Mais cela serait ignorer le travail d’orfèvre d’une réalisation dont le but ultime est justement de déconstruire le monde qui est le nôtre. Sharknado, en prenant pour prémices une tornade improbable est une charge furieuse contre un monde aseptisé, une société tellement conformiste que seule une catastrophe absurde peut la secouer. Et ainsi tous les faux-raccords, toutes les erreurs flagrantes de continuités ne sont que les symptômes d’un univers « déréglé » par la venue de cette tornade rédemptrice, qui par son non-sens même tente de réinjecter du sens et de la liberté dans ce monde idiot.
Et aucun autre aspect du film ne prouve ceci de manière plus évidente que le traitement des personnages. Sharknado est un film qui déteste et condamne violemment ses personnages. Le nihilisme du projet atteint ici son apogée et on est en peine de trouver une œuvre qui a touché avec autant de talent au cœur du problème majeur du XXIe siècle : les humains sont des abrutis. Le film ne montre pas des êtres dépassés par un phénomène surnaturel, il nous présente des êtres incapables de faire une seule décision sensée. Le personnage principal semble ne même pas connaître le nombre d’enfants qu’il a eu avec son ex-femme (qui semble avoir au plus dix ans de plus que sa fille…). Le monde de Sharknado est sombre, désespéré : pour preuve la fin du film (attention spoiler) : après avoir été gobé par un requin, le héros en ressort avec sa tronçonneuse. Renaissance métaphorique. Ensuite il sort du ventre de la bête la jeune demoiselle qui s’était fait gober juste avant, intacte elle aussi. Double renaissance, les époux fâchés se remettent ensemble et le père « donne » la jeune femme à son fils. Qu’est-ce qui ressort de cette aventure extrême ? Quelles leçons ont-ils tiré ? Aucune. Tout comme chaque mort semble n’avoir aucun impact sur eux, l’incroyable aventure qu’ils ont vécue ne leur apprendra rien. La Sainte Famille est sauve, préservée, aucune remise en question des schémas ancestraux alors qu’un événement qui dépasse l’entendement vient de s’abattre sur eux… L’humanité est irrécupérable, à jamais.
Peu importe les attaques de requins à deux têtes, les requins des sables, les requins à Venise, les piranhas géants et autres poulpes démesurés : dans le monde de The Asylum, les êtres humains sont une horde de débiles dont la victoire finale est un commentaire acerbe et profondément désespéré sur notre perte de valeurs actuelle. Caché sous des films cheap, la philosophie de cette société de production propose ni plus ni moins qu’un renversement des valeurs afin d’échapper à la mort de l’imaginaire. En cela ces films sont d’un courage exceptionnel car ils défient les normes et bousculent nos habitudes pour nous sortir de la torpeur ambiante.
Le cinéma est mort, vive The Asylum !!
Sharknado d’Anthony C. Ferrante, avec Cassie Scerbo, Ian Ziering, Tara Reid, John Heard… Etats-Unis, 2013.
(1) Le mème est un élément culturel répliqué et transmis par imitation et tout autre moyen non génétique. Appliqué à Internet, un mème est un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur Internet, comme par exemple dernièrement le Harlem Shake ou les parodies de “Gangnam Style”.