Rencontre avec Pascal Françaix

 

Réfléchir l’horreur contemporaine (1/2)

Torture porn, l'horreur postmoderne, de Pascal FrançaixL’éditeur Rouge Profond, dont la ligne éditoriale est une des plus passionnantes en termes d’œuvres de réflexions cinématographiques, nous propose deux nouveaux titres qui jettent une lumière intéressante sur des sous-genres méconnus du cinéma d’horreur : le torture porn et le found footage. Les auteurs des deux ouvrages (Pascal Françaix et Stéphane Bex) ont gentiment accepté de se prêter à l’exercice de l’interview pour nous éclairer sur leurs visions respectives de ces évolutions du cinéma contemporain.

Né à l’aube des années 2000, le torture porn s’est imposé commercialement avec des franchises au succès incontesté comme Saw ou Hostel. La critique, elle, rejette violemment ces films, faisant rejaillir les éternelles accusations selon lesquelles le cinéma d’horreur aurait une influence particulièrement néfaste sur la jeunesse et serait la cause de certains accès de violence. Basé sur des scénarios impliquant la torture et le sadisme, le torture porn se prête particulièrement bien à cette vue étriquée du cinéma de genre. Le livre de Pascal Françaix, Torture porn, l’horreur postmoderne est ainsi une véritable aubaine, ce sous-genre n’ayant jusque-là pas bénéficié d’écrits intelligents et réfléchis.

En évoquant des thèmes aussi variés que surprenant (féminisme radical, théorie du genre, postmodernisme), il jette un regard passionnant sur une catégorie de films injustement relégués au statut de cancres de la classe et propose une réflexion brillante qui donne très envie de revoir les films sous cette autre lumière.

 
Pourquoi vous être intéressé au torture porn ?

En premier lieu, par goût personnel pour le cinéma “extrême” et perçu comme déviant. J’ai toujours été attiré par ce qui chamboule le confort du public, des cinéphiles et de la censure. Dès que le torture porn fut établi en tant que sous-genre du cinéma d’horreur, il a été pointé du doigt. On a vu ressurgir les vieilles indignations, les accusations d’immoralité, les appels aux interdictions. Même chez les fans d’horreur, les réactions ont souvent été goguenardes ou méprisantes. Il faut préciser que l’expression torture porn fut créée par des critiques américains conservateurs pour dénigrer ce courant d’œuvres. Il a valeur d’injure et n’est pas très bien considéré aux Etats-Unis. Et puis, plus je me suis penché sur le sujet, plus il m’a passionné.

Comment décrire ce sous-genre, et en quoi est-il “mal” perçu ?

Hostel, d'Eli RothLe torture porn repose sur des situations où l’application de la torture occupe une place déterminante, quel que soit le type d’intrigues. Il peut s’agir d’histoires de vengeances, d’agissements de psychopathes, d’expériences médicales, d’actes de guerre, ou même de récits historiques (La Passion du Christ de Mel Gibson a été qualifié de torture porn). Généralement, le cadre de ces films est réaliste. Les éléments fantastiques ou surnaturels s’accommodent mal au sous-genre : si l’intrigue est déconnectée du réel, l’impact de la violence et le regard porté sur elle s’en trouvent amoindris. Bien sûr, les scénarios peuvent être délirants et jongler avec l’improbable, comme dans les franchises Saw ou The Human Centipede, mais sans intervention du surnaturel.
Concernant le fait qu’il est mal perçu, c’est tout simplement parce qu’il met mal à l’aise. Il confronte les spectateurs à leur seuil de tolérance face à des images “limites”, il les force à s’interroger sur leur attrait pour elles. Mais au-delà, il soulève des questions troublantes sur les liens entre bourreau et victime, sur la réversibilité de ces deux rôles, sur l’universalité de la violence, sur les rapports hommes/femmes et, là aussi, sur la réversibilité de ces catégories sexuelles. Il est par exemple fréquent, dans le torture porn, que les hommes tiennent des rôles de victimes ou soient “féminisés”, et que les femmes manifestent une agressivité ou adoptent des comportements généralement considérés comme masculins. Bref, tout cela est assez dérangeant pour les adeptes des certitudes et des codes, qu’ils soient sociaux ou cinématographiques.

Peut-on déjà parler d’un impact de ce genre sur la culture populaire, ou du moins sur le cinéma de genre ?

Le premier impact a été d’ordre économique. La franchise Saw, qui est un peu l’emblème du torture porn, est celle qui a remporté le plus d’argent à ce jour dans l’histoire du cinéma d’horreur. Cela a joué dans la soudaine bienveillance des producteurs envers une horreur plus graphique, comme on n’en avait plus vu depuis les années 1970 et début 1980, à l’époque du gore italien et des video nasties. Mais très vite, une levée de boucliers moraux a mis fin à tout cela. On pourrait penser que l’impact du sous-genre sur le cinéma horrifique se manifeste aujourd’hui de manière négative, à travers un nouveau repli frileux vers une horreur plus “convenable”, un retour au gothique, au surnaturel, à une horreur plus formatée. Pourtant, l’esthétique du torture porn continue de se manifester dans divers domaines, par exemple les séries télévisées (Game of Thrones), le vidéo-clip (Bitch Better Have My Money de Rihanna), et même certains films “grand public” où la représentation de la violence ne fait plus l’objet des mêmes hypocrisies. Et puis, il y a deux répercussions importantes, à mon sens. La première, c’est qu’il n’est plus possible désormais, sauf dans des blockbusters de pure distraction, de passer outre un certain relativisme moral, une vision moins manichéenne du bien et du mal, un certain pessimisme qui ont été imposés par le torture porn. La seconde, c’est que le sous-genre a eu une énorme influence sur le cinéma d’horreur indépendant, sur des productions marginales destinées au marché du DVD. Or, Hollywood a pour habitude de puiser dans ce cinéma underground lorsqu’il est en mal de renouvellement. Certains éléments du torture porn continueront donc de ressurgir dans le cinéma d’horreur mainstream.

Le sous-titre du livre est “l’horreur postmoderne”, que signifie ce terme ?

Hard Candy, de David SladeEn schématisant, les théoriciens du postmodernisme le divisent généralement en deux modes d’expression : l’une philosophique, l’autre culturelle et sociale. Dans le premier domaine, le postmodernisme signifie le dépassement, parfois l’abandon, des valeurs et des croyances du modernisme, c’est-à-dire la foi en la perfectibilité de l’homme, en la raison, en le progrès apporté par la science, en une vision universaliste de l’humanité. Il exprime aussi le dépassement des hiérarchies des valeurs morales et culturelles. La division entre bien et mal, entre haute culture et culture populaire, et d’autres binarités comme plaisir-souffrance, passé-présent, masculinité-féminité, droite-gauche en politique, sont rejetés par le postmodernisme, qui a une vision plus relativiste du monde. Sur le plan culturel et artistique, cela donne lieu à des hybridations, au recyclage d’œuvres antérieures dans une optique parodique ou déconstructive, au mixage du trivial et du sublime. Dans le torture porn, toutes les binarités que j’évoque sont mises cul par-dessus tête.

Votre livre propose une lecture du torture porn à travers la théorie du genre. En quoi ce sous-genre se prête-t-il particulièrement à cet angle ?

Ce n’est pas mon axe central, qui est le postmodernisme, mais comme la théorie du genre est inséparable de ce dernier, elle fait partie de mes angles d’approche. Comme je le disais auparavant, beaucoup de torture porn montrent des hommes soumis, doutant de leur virilité, en crise avec leur masculinité. Et des femmes dominatrices, violentes, des femmes d’action et des “femmes phalliques”. La représentation traditionnelle des sexes en prend un coup. Les attributs de l’homme et de la femme sont présentés comme précaires et interchangeables. Dans cette optique, on comprend que les traits attribués à la féminité et à la masculinité le sont de façon arbitraire. Qu’il n’y a pas d’essence masculine ou féminine, mais que le genre sexuel est une construction sociale exposée à l’instabilité. C’est un premier pas vers les principes de la théorie du genre. Judith Butler, l’une de ses grandes théoriciennes, parlait de « trouble dans le genre » ; et ces troubles sont très manifestes dans le torture porn.

Le cinéma d’horreur est-il forcément un révélateur de notre perception du corps ?

The Woman, de Lucky McKeeJe pense que c’est le cas du cinéma en général, mais sans doute le cinéma d’horreur l’est-il de façon plus spécifique, puisqu’il nous donne à percevoir le corps dans ses états extrêmes – terrifié, souffrant, morcelé ou mort –, des états que d’autres catégories cinématographiques s’autorisent plus rarement à saisir. Comme la pornographie, il nous propose du corps une perception plus intime et désinhibée. Et par les réactions viscérales qu’il suscite, il révèle en effet comment nous l’appréhendons – ou refusons de l’appréhender, comme lorsqu’on détourne la tête lors d’une scène gore. Dans la continuité de la question précédente, interroger notre perception du corps masculin et féminin est l’un des enjeux du torture porn. Je vais donner un exemple concret : de nombreux spectateurs et critiques se détournent avec indignation du spectacle d’un corps féminin supplicié, comme dans les cas de I Spit on Your Grave ou de The Woman, mais ils acceptent sans problème que des hommes se trouvent dans la même situation, comme dans Hostel ou Hard Candy. Lorsqu’une femme est soumise à des tortures dans ces films, on parlera de l’érotisation malsaine de son corps. Lorsqu’il s’agit d’un homme, on parlera de violence, mais pas d’érotisation, à moins d’être gay, peut-être ? Curieusement, toute la charge homo-érotique de films comme Hostel, où les hommes sont victimes de sévices, est généralement ignorée par les commentateurs. Ces films ne tombent pas sous l’accusation touchant The Woman (entre des dizaines d’autres titres) d’être un film sexiste pratiquant une érotisation de la souffrance. Voilà le type de révélation que le torture porn (et le cinéma d’horreur dans son ensemble) peut nous apporter sur notre perception des corps. Elle est régie par un réseau de hiérarchies morales, sociales et sexuelles. Elle ne reflète rien de spontané. Toute perception du corps implique une structuration culturelle (donc politique) ; l’humain ne comprend et appréhende son corps qu’à partir des référents normatifs sociaux en vigueur, dans une période et un lieu donnés. En soi, cela n’a rien de nouveau, mais c’est intéressant de le rappeler.

Vous avez écrit un livre sur le cinéma “camp” [en attente de publication, ndlr] avant de travailler sur celui-ci. Qu’est-ce que le “camp”, et en quoi entre-t-il en compte dans votre vision du torture porn ?

Le “camp” regroupe à peu près tous les thèmes dont nous venons de discuter. Le terme est devenu populaire dans les années 1960, et l’on peut considérer que le « camp » est du postmodernisme avant la lettre, centré sur la question du genre sexuel. Il s’agit à la fois d’un style et d’une sensibilité, issus de la culture homosexuelle, et mettant en avant l’artifice, l’exagération, la théâtralité, bref, tout ce qui est “plus grand que nature”. A travers cette valorisation de l’outrance, le “camp” pratique une parodie féroce de la norme. Il prend une situation de base et la transforme en quelque chose de tellement outrancier qu’elle en devient incongrue. La figure la plus aboutie du “camp”, c’est le travesti ou la drag queen. On prend le sujet « femme » et on pousse à l’extrême toutes les caractéristiques qu’il est censé posséder de manière innée : la sophistication, le sens de la séduction, l’instinct maternel, la superficialité, le goût du persiflage. Mais au bout du compte, ce n’est pas la femme qui est tournée en ridicule, ce sont tous les a priori qu’on lui attache, et l’idée qu’il existe une « nature » féminine. Si celle-ci est si facile à imiter par le sexe opposé, c’est précisément parce qu’elle n’a rien de naturel, et qu’elle est elle-même une reproduction d’un modèle complètement illusoire, façonné par la société. Etre femme (ou homme) n’est au fond qu’une performance ; ou comme disait Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. » Le “camp” applique ce principe à tous les aspects de l’identité et de la vie sociales. Il “surjoue” tout, pour montrer que tout est “joué”. Cette déconstruction du genre se retrouve dans le torture porn, comme j’en parlais tout à l’heure, ainsi que la contestation postmoderne d’autres binarités, et le goût de l’outrance : certains torture porn frôlent la parodie à force d’excès. En outre, en s’intéressant au couple bourreau/victime et en montrant que ces fonctions peuvent être interverties, le torture porn renvoie au SM et à ses rituels, à ses jeux très construits, et à la part de mise en scène qui régit les rapports humains. Car le SM est une pratique très “camp”.

Le torture porn a-t-il déjà été marqué par des évolutions, des innovations, ou est-ce plutôt un sous-genre qui a tendance a répéter la même recette ?

Déjà, il est en lui-même une évolution, un prolongement du cinéma d’exploitation des années 1960-1970, du gore italien des années 1980, de la « Catégorie III » hongkongaise [films érotico-sadiques, ndlr]. S’il garde des ingrédients immuables, qui se répètent de film en film, comme l’exercice de la torture et une esthétique “crade” très particulière, il varie les recettes en explorant différents sous-genres du cinéma d’horreur. Sa richesse tient peut-être moins à une évolution linéaire qu’à un foisonnement interne. Il passe du thriller horrifique comme les Saw à la hicksploitation [films décrivant les turpitudes des populations rurales du sud des Etats-Unis, ndlr], du slasher aux portraits de tueurs en série, du found footage au rape and revenge, du film de savants fous (les Human Centipede) au drame intimiste (The Girl Next Door), de l’horreur en chambre de type Agatha Christie (Would You Rather) au travelogue cauchemardesque (Hostel, Turista, The Green Inferno)… C’est tout le genre qui est revisité, “extrémisé” et resignifié par le torture porn. Idem pour les options esthétiques : on va du film léché, de facture hollywoodienne, au cinéma expérimental et au cinéma amateur. Si les adversaires du sous-genre estiment que tous ces films se ressemblent, c’est parce qu’ils ne l’ont jamais exploré sérieusement.

Parmi les films dont vous parlez, il y a la trilogie August Underground. Une œuvre extrême et dérangeante, et pourtant fascinante. Quelle est l’importance de cette trilogie et des questions qu’elle soulève ?

August Underground, de Fred VogelLa trilogie de Fred Vogel montre la vitalité et la prise de risque du cinéma d’horreur underground. Ce sont des films qui ne peuvent être conçus que dans les marges du système, et qui montrent que ces marges sont loin d’être assoupies. Vogel brosse le portrait d’un psychopathe et de ses camarades sans rien éluder de leur sadisme et de leur sauvagerie. Mais le véritable exploit est ailleurs. Vogel ne se contente pas d’aller là où peu de cinéastes d’horreur sont allés ; il nous montre l’évolution de ses personnages monstrueux, par petites touches imperceptibles et presque subliminales, dissimulées dans le chaos ambiant, et il parvient ainsi à introduire une dimension humaine dans les pires actes de torture et d’humiliation. Cela produit un sentiment très inconfortable chez le spectateur : celui d’une familiarité face au carnage, de la reconnaissance intime d’une certaine logique dans des actes qui en sont totalement dépourvus. Là où Vogel est très fort, c’est qu’il ne cherche jamais à nous rendre ses antagonistes sympathiques, en justifiant leurs névroses ou en leur prêtant des aspects touchants. Il les montre dans toute leur abjection, mais avec une franchise et une honnêteté qui font trembler notre balance morale : nous sommes si peu habitués à une telle sincérité qu’elle en devient touchante ! Je crois que c’est le secret du malaise de ces films, et de l’attachement que l’on peut leur porter, alors que peu d’objets cinématographiques sont aussi peu attachants. Vogel arrive à ce résultat par des moyens très simples en apparence, mais très sophistiqués en réalité. Il ne se contente pas de donner l’impression de réel par le filmage en caméra portée, devenu un procédé banal ; il travaille avec précision les failles de cadrage, les défauts de pellicule, les faiblesses d’éclairage, les mises au point approximatives, pour dissimuler l’horreur autant qu’il nous la montre, pour négocier les rapports du champ et du hors-champ. Son amateurisme est en réalité un travail d’orfèvre. Et il compose ses personnages avec la même précision. On pourrait croire qu’ils n’évoluent pas ; et pourtant, les trois films tracent un itinéraire presque invisible, mais très rigoureux, de l’euphorie criminelle à l’écœurement inavoué, de la spontanéité enfantine à la déprime post-adolescente. A mes yeux, ce sont des œuvres essentielles du cinéma d’horreur, et donc du torture porn.

Le torture porn n’est-il pas un signe de la vitalité du film d’horreur, de sa capacité à intégrer et faire siennes les avancées technologiques ?

Le cinéma d’horreur dans son ensemble a toujours fait siennes les avancées technologiques. Il les a même parfois créées. Le torture porn n’a pas créé de techniques particulières, et j’ai tendance à penser que les aspects techniques ne sont pas sa priorité (à l’exception évidente des effets spéciaux). C’est un cinéma très graphique, très visuel, mais pour lequel la technique n’est pas une fin en soi. Elle n’est qu’un moyen pour secouer le confort intellectuel du spectateur, remettre ses certitudes en cause. Certains des meilleurs torture porn sont totalement minimalistes en matière technologique. Mais à coup sûr, le sous-genre est le signe de la vitalité du film d’horreur, et surtout de son aptitude à accomplir sa mission première : déranger, perturber la norme, bousculer nos certitudes. Comme je le dis souvent, le cinéma fantastique et/ou d’horreur a parfois une fâcheuse tendance à devenir “de bonne compagnie”, ce qui est l’inverse de sa vocation. Le torture porn remédie à ce contresens.

Est-il plus moral ou amoral que les films d’horreur traditionnels ?

Il est jugé plus amoral, ce qui est bon signe. Car comme je viens de le dire, le cinéma d’horreur ne gagne rien à se soucier de conformité, et donc de moralisme. Si l’on parle de “films d’horreur traditionnels”, il y a un hiatus entre les deux termes ; cela signifie que le genre commence à perdre de sa force. C’est comme parler d’une “subversion orthodoxe”. Ceci dit, tout dépend de ce que l’on implique par le terme “moral”. S’il s’agit d’une plus grande honnêteté face à la nature humaine et d’un refus des fausses valeurs instaurées par une société et une pensée normatives, alors le torture porn est hautement moral.

 
Le site de Pascal Françaix : http://postmodernhorror.blogspot.fr/
Pascal Françaix sera en signature pour son ouvrage le samedi 19 mars 2016 à la librairie Metaluna Store au 7 rue de Dante, 75005 Paris, de 16h à 19h.

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