Rencontre avec Christophe Deroo

 

Nemesis aka Sam Was Here, de Christophe DerooSam Was Here, aka Nemesis pour sa sortie française, est l’adaptation par son réalisateur du court-métrage Polaris, présentée hors compétition au 24e Festival du film fantastique de Gérardmer. Une fois n’est pas coutume, un passage au long qui a du bon : en ajoutant une heure à l’œuvre originelle, le jeune cinéaste Christophe Deroo lui insuffle une âme et un mystère angoissant à souhait. Jugez plutôt sur pitch : Sam est représentant et parcourt le désert de Mojave californien. Dans son périple il ne croise personne et ses journées sont rythmées par l’écoute de la radio, dont l’animateur Eddy encourage la population locale à tuer un dangereux pédophile en liberté. La description du pédophile faite par Eddy correspond à Sam. Un premier film réussi et l’occasion de discuter avec Christophe Deroo de son inspiration : John Carpenter et Internet.

 
Pourquoi avoir décidé d’adapter Polaris en long-métrage ?
Polaris plutôt qu’un autre de mes courts parce que c’était dans le budget et que ça correspondait à la restriction de temps qu’on avait. C’était la chose la plus simple à gérer : un personnage seul, un décor unique – le désert. Et puis surtout, Polaris était un court-métrage pour lequel j’avais mis de côté beaucoup de choses, à cause de la durée du format. Il y avait plein d’autres éléments que je voulais explorer. On est donc parti sur un scénario assez simple pour rendre cette exploration possible.

Pourquoi le désert californien plutôt que n’importe quel endroit en France ?

En fait, le film aurait pu être tourné n’importe où en France, à la montagne ou dans des endroits un peu isolés du pays. Mais ce qui nous a semblé intéressant, c’était de transformer le film tout de suite en quelque chose d’international pour pouvoir le faire vivre un petit peu à l’étranger. Tourner en anglais permet de faire vivre le film plus facilement. Et puis on avait déjà tourné Polaris là-bas, donc on y avait déjà beaucoup de contacts, c’était donc un peu plus facile pour l’organisation.

J’ai pensé à plein de films en regardant Nemesis ; vous, vous aviez des œuvres ou cinéastes en tête au moment de tourner ?

Bien sûr. Mon influence principale sur Nemesis, c’est sûrement John Carpenter. Ce que j’aime chez lui, c’est notamment qu’il a toujours travaillé dans une économie de moyens pour faire passer les idées. C’est-à-dire qu’il n’a jamais atteint le statut de grosse production et ça c’est quelque chose qui me plaît chez lui, cet esprit de débrouille malgré les thèmes qu’il aborde. Dans New York 1997, par exemple, si on lit le pitch, on se dit que ça va coûter des millions. Mais ce n’est pas le cas ; il fait beaucoup avec peu et réussit à dire plein de choses. J’aime aussi David Lynch pour l’univers mental et les questions sans réponses que proposent ses films, et pour la place des sensations. Sam Raimi pour les vannes un peu vachardes qu’on voit de temps en temps dans ses films. J’ai d’autres influences dans le film français, même si elles ne collent pas trop avec l’esprit de Nemesis. Je suis un grand fan d’Henri Verneuil, de Philippe de Broca, de Claude Autant-Lara…

Et de Quentin Dupieux, qui est lui aussi parti dans le désert pour réaliser des films un peu fous ?

Nemesis aka Sam Was Here, de Christophe DerooSouvent on nous rapproche parce qu’on a tourné dans le désert, et que la production exécutive de Rubber nous a aidés en trouvant le lieu de tournage. J’aime beaucoup Quentin Dupieux, mais je ne connais pas assez son cinéma pour me dire qu’il m’influence réellement. J’ai vu Rubber, Wrong Cops, Nonfilm, Steak, mais c’est quelqu’un qui m’influence beaucoup moins que John Carpenter ! Ceci étant il a un univers assez singulier et sa particularité le fait exister, c’est donc plutôt flatteur d’être comparé à lui…

Au-delà du désert californien, vous avez un vrai talent de mise en scène. Il y a une lenteur assumée dans Nemesis qui va à l’encontre du cinéma d’horreur actuel très peu réaliste…

J’aime moins les films d’horreur actuels. Ils font un peu train fantôme. Question angoisse, je suis plus touché quand un film place un univers et qu’il l’assume. C’est ce que je voulais faire avec Nemesis. Je suis un peu fatigué du côté frénétique des choses. J’ai l’impression qu’à force de vouloir être ultra-efficace sur un jump scare, on en oublie qu’il faut un peu de temps pour poser une ambiance. Un des films les plus probants, c’est Les Dents de la mer quand il jette les poissons et que le requin surgit. Mais ça n’arrive qu’aux trois quarts du film. Dans Psychose d’Alfred Hitchcock, durant une quarantaine de minutes on a simplement une femme qui stresse parce qu’elle a volé de l’argent. La notion de suspense a tendance à disparaître selon moi au profit de la surprise. Moi, c’est quelque chose que je cherche vraiment à développer. Le film a un look au charme suranné, c’était un rythme qu’on avait avant et qu’on a un peu oublié, mais pour moi en tant qu’auteur comme en tant que spectateur : c’est toujours plus payant quand je suis embarqué. Ce n’est pas grave d’avoir seulement deux ou trois jump scares bien foutus dans le film. S’ils sont bien amenés, je trouverai toujours ça plus fort qu’une espèce d’abattage lassant.

Nemesis est un film mystérieux au sens noble du terme, c’est-à-dire qu’il se dispense d’explications…

Comme je suis un jeune réalisateur, que c’est un premier film et qu’il n’y avait pas beaucoup de moyens, et donc pas beaucoup de risques, j’ai essayé d’expérimenter. Je ne sais pas si c’était le bon choix à faire ; c’était plus une sensation que j’avais qu’il fallait aller dans ce sens-là. Pour moi, on vit dans un monde mystérieux. On a des réactions mystérieuses qui ne sont pas forcément explicables sur l’instant. Je suis un gros amateur de cosmologie. On vit dans un monde où même les scientifiques ne comprennent pas les tenants et les aboutissants de tout cela. Je trouve que cela fait partie même de notre univers. Quand il y a quelque chose de trop expliqué, de trop clair, ça enlève la source de mystère, ça empêche d’aller chercher. J’ai regardé récemment une conférence d’un mathématicien dont la phrase de conclusion était géniale : « Si vous avez tout compris, c’est que je n’ai pas été assez clair. » Quand il y a du mystère, la chose reste avec vous, on y réfléchit. C’est pour cela que j’adore David Lynch. C’est quelqu’un qui ouvre des passerelles vers des choses difficiles à exprimer ou à rendre physiques. C’est du ressenti. Je suis toujours un peu gêné quand la compréhension d’un film ne passe que par le cérébral. J’ai fait des études d’arts plastiques et quand on est face à un tableau, même abstrait, il y a un lien émotif : c’est ce que j’ai essayé de faire avec Nemesis. La compréhension n’est pas ma priorité. A la fin de la projection, des spectateurs m’ont dit avoir été un peu perdus mais angoissés, et c’est ce que je voulais. L’angoisse, c’est quelque chose de l’ordre de l’émotion. Je sais que c’est délicat et que parfois certaines personnes restent sur le carreau, et je les comprends, mais pour ce premier film j’avais envie d’essayer des choses.

Même s’il y a beaucoup de ressenti, il y a plusieurs sous-textes. S’il ne fallait en retenir qu’un, ce serait lequel ?

Nemesis aka Sam Was Here, de Christophe DerooLe sous-texte du film, c’est le traitement de l’information sur le Net. Comment on peut organiser des espèces de mises à mort de gens, parfois sans preuves tangibles. On dit quelque chose, c’est répété et parce que c’est répété plein de fois ça devient vrai, et à partir du moment où dans l’esprit des gens il y a un doute, c’est très dur de s’en détacher. Je suis très surpris et interpellé par le harcèlement sur Internet. Les gens prennent une cible, parfois de manière aléatoire, et ensuite lui pourrissent la vie. Pour les attentats terroristes, il y a une conviction derrière. Les terroristes savent pourquoi ils agissent ainsi. Pour le harcèlement sur le Net, il n’y en a pas. C’est pulsionnel. Il y a une montée de haine sur les forums. Quelqu’un va pouvoir attaquer quelqu’un d’autre tout simplement parce qu’il l’a décidé. Il y a quelque chose d’assez tétanisant. Ca m’interpelle et ça me fait peur. Et c’est pareil sur des petites choses comme sur la sortie d’un film. Les gens donnent leur avis et parfois, corroborés par rien, cela fait effet boule de neige. C’est quelque chose que je ressens depuis très longtemps. C’est de cette nature humaine que j’essaie de traiter. Il en est de même sur les thèses complotistes diffusées sur le Net. Je ne suis pas là pour dire que c’est faux. Je veux juste dire que j’entends l’information, mais que je veux savoir si elle est vérifiée avant de la répandre. J’adore la philosophie des sciences parce qu’elle part d’un fait vérifiable et identifiable et dessus on construit la philosophie comme on le veut. Je voulais parler de cela. Le show radio d’Eddy dans Nemesis, c’est ça. Vous pouvez vous exprimer, dire ce que vous voulez et au bout d’un moment ça peut se transformer en vraie boule de haine.

C’est un peu la téléréalité ?

Oui, c’est un peu cette idée-là. Je laisse le doute sur ce que Sam a réellement fait dans le film. Pour moi c’était important cette notion. Peut-être qu’il y a des choses qui l’accusent, mais personne ne va le vérifier. On continue d’appeler et on enchaîne. C’est très angoissant et inexplicable. C’est un peu comme si vous voyiez quelqu’un se faire taper dans la rue par des personnes et que vous vous disiez « Tiens, si j’allais lui mettre moi aussi un coup de pied ? » J’ai l’impression qu’on est délié de l’origine même de l’information.

Ce n’était pas comme ça avant, selon vous ?

Nemesis aka Sam Was Here, de Christophe DerooJe pense que c’était plus contrôlé. Quand vous n’étiez pas d’accord avec quelque chose avant Internet, vous en parliez uniquement à votre entourage, ça concernait 20 ou 30 personnes. Je ne dis pas que la nature humaine a changé. Je m’interroge sur la possibilité de dire tout et n’importe quoi à un très grand nombre de personnes. Internet est un très bel outil pour plein de raisons, mais j’ai l’impression qu’il y a des problèmes sur certains aspects. Si vous êtes accusé sur Internet d’être pédophile, ce qui est le cas dans le film, même si c’est faux, vous avez 2 millions de personnes qui ont vu ça…

 
Nemesis (Sam Was Here) de Christophe Deroo, avec Rusty Joiner, Sigrid La Chapelle… Présenté hors compétition au 24e Festival de Gérardmer. Sortie DVD le 4 avril 2017.