Les Misérables, de Ladj Ly

 

Le premier jour d’un condé

Les Miserables, de Ladj LyAvant même que Ladj Ly ne foule les marches de Cannes, on ne se référait qu’à La Haine pour parler des Misérables. Les deux films sont pourtant très différents, même s’ils résonnent l’un avec l’autre. Mais que l’on n’ait d’autre références qu’un film qui date de 1995 en dit déjà assez long sur la manière dont on traite les banlieues dans le cinéma français. Ladj Ly, issu du collectif Kourtrajmé, est un militant sur ce sujet. Né à Montfermeil, il y vit toujours, y travaille, y a créé une école de cinéma gratuite. On sent dans ce premier long de fiction, prolongation du travail entamé dans ses courts-métrages et documentaires, sa volonté de présenter une vision complexe, entière, nuancée des questions qu’il soulève.

Les Misérables relate la première journée d’un flic de la BAC (brigade anti-criminalité) avec sa nouvelle équipe, dans un nouvel environnement. C’est-à-dire Chris et Gwada, « bacqueux » roublards, circulant toute la journée dans la cité, mélangeant étrangement police cow-boy et police de proximité. Dans ce grand tour de présentation des protagonistes – des frères musulmans au « Maire », qui régente le quartier – Ladj Ly multiplie les ruptures de ton, montrant les contradictions de ces flics comme les tensions, toujours au bord de l’explosion. Les Misérables est un film politique mais pas militant dans le sens où il expose différents points de vue, questionne son propre jugement, propose des personnages à plusieurs facettes. En confrontant les idéaux d’un débutant aux petits arrangements de l’expérience de terrain, sans occulter les dérives qu’engendre le sentiment de toute-puissance, mais sans occulter non plus la fatigue et le débordement. En montrant surtout comment la violence se construit, de toutes parts. Le point de rupture vers la bavure comme vers la vengeance, ce trop-plein d’humiliations qui fait basculer.

Si Les Misérables s’inscrit dans la continuité de La Haine, c’est dans son final suspendu et sa conclusion en forme de morale, ici tirée de Victor Hugo après avoir montré une nouvelle forme de barricade, tenue par un Gavroche contemporain : « Il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. » On ne peut que voir les balises du temps : 1862, 1995, 2019. Et constater le peu d’évolution.

Les Misérables de Ladj Ly, avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga, Issa Perica, Al-Hassan Ly, Steve Tientcheu… France, 2019. Prix du jury ex-aequo du 72e Festival de Cannes.