Tunisie interdite
Parfois chez Grand Écart, on n’est pas d’accord. Projeté au 26e Festival du film de Gérardmer, Dachra, premier long-métrage du réalisateur tunisien Abdelhamid Bouchnak, a divisé, tout en faisant converger l’équipe sur les évidentes qualités du film. Voici ce qu’en pensent Alessandro (plutôt pour) et JNB (plutôt contre).
Plutôt pour
L’épouvante est-elle plus douce au soleil ? Pas vraiment, si l’on en croit le premier film d’un jeune réalisateur tunisien à la technique très sûre qui a déjà fait son petit effet dans tous les festivals où il a été présenté avant Gérardmer. Film de genre totalement assumé et parfaitement maîtrisé, Dachra est avant tout le nom d’un village sinistre où atterrit un trio d’étudiants en journalisme pour les besoins d’un reportage. Des maisons délabrées, des boyaux suspendus comme des chaussettes sur un fil à linge, des marmites bouillonnantes remplies de viande indéfinissable, des femmes en noir muettes à la présence hostile et un homme à l’hospitalité outrancière… Évidemment, tout ça sent le mystère et la sorcellerie à plein nez. Malgré les faiblesses d’un scénario éculé, rappelant au passage quelques classiques du genre, Abdelhamid Bouchnak – qui dit s’être inspiré des croyances occultes qui agitent encore certains angles morts du terroir tunisien – évite avec clairvoyance le found footage qui lui tendait pourtant les bras pour miser sur un vrai film de mise en scène à la créativité formelle évidente. Son incontestable virtuosité technique lui permet alors de s’affranchir de ses modèles américains et de proposer à travers une grande variété de cadres, d’axes et de mouvements caméra parfaitement maîtrisés, une vision tout à fait personnelle et, finalement, tunisienne de l’horreur. Noir et poisseux, visuellement et techniquement irréprochable, Dachra met mal à l’aise, plus qu’il ne colle la frousse, avec l’idée insidieuse de proposer entre deux scènes horrifiques ultra-stylisées la vision d’un auteur lucide sur la réalité d’un pays où le soleil ne brille vraiment pas toujours.
Plutôt contre
Stanley Kubrick aimait dire que réaliser un film, c’est comme essayer d’écrire Guerre et paix dans une auto-tamponneuse. Le parcours est semé d’embûches, pas pour des raisons financières, ou pour des contraintes soit techniques soit artistiques, ou pour des aléas finaux de distribution, mais pour tout ça à la fois. Parce que le septième art, ce n’est pas soit une bonne histoire, soit un talent de mise en scène : c’est un art reproduit techniquement qui en englobe beaucoup d’autres, et qui s’exprime par le truchement de chacun de ses artifices. Avec Dachra, Abdelhamid Bouchnak fait clairement montre d’un sacré talent de mise en scène : les images sont soignées et épousent tantôt le classicisme de l’horreur, tantôt une originale modernité. Décors épurés aux inquiétantes couleurs surannées, champs fuyants, réappropriation par le haut des procédés du found footage. La première moitié du film distille une atmosphère expressionniste à l’inquiétante étrangeté salement réjouissante, qui doit également beaucoup au jeu de ses trois acteurs (Yasmine Dimasi, Aziz Jebali et Bilel Slatnia).
Mais voilà : un film a une histoire. Bonne ou mauvaise, peu importe finalement, surtout dans le cinéma de genre, tant qu’une vision l’accompagne (qu’elle soit gore, hallucinée, nuancée, politique, austère…). Une fois posée l’ambiance, condition sine qua none à la peur au cinéma, il faut raconter quelque chose. Abdelhamid Bouchnak veut raconter la sorcellerie (apparemment encore criminel) qui sévit dans la campagne tunisienne, mais se perd en route en proposant un récit vu cent fois au cinéma (de Cannibal Holocaust à We Are What We Are en passant par Massacre à la tronçonneuse, Bone Tomahawk ou même Grave), dont la profondeur s’étiole petit à petit au gré du récit, la faute entre autres à un twist bavard à l’américaine et aux réactions somme toute souvent irraisonnées des personnages. Sans parler de la caution réaliste du “basé sur des faits réels”, argument du tout-venant, avalé jusqu’à plus soif et qui déguise à peine la démission totale de la responsabilité narrative du cinéaste.
Autant d’éléments déceptifs, qui font de Dachra l’ombre de ce qu’on aurait aimé qu’il soit. Parce que son pitch est fort (la Tunisie à cheval entre folklore et modernité), sa mise en scène brillante, Dachra aurait mérité que son réalisateur Abdelhamid Bouchnak tente, malgré les secousses de l’auto-tamponneuse, de lui mettre un point final digne de ce nom.
Dachra d’Abdelhamid Bouchnak, avec Yasmine Dimasi, Aziz Jebali, Bilel Slatnia, Bahri Rahali… Tunisie, 2018. En compétition au 26e Festival du film fantastique de Gérardmer.