La sexualité féminine au 64e Festival de Cannes

 

The Slut, de Hagar Ben AsherSur la Croisette, il y a des paquets de filles qui ne portent pas de soutien-gorge. Trop même. A un moment, c’est presque écœurant, comme quand on a abusé du foie poêlé d’un animal malade. Ceci dit, dans les salles obscures, c’est le bordel aussi, en plus ouvertement dépravé : voyeurisme (Code Blue), prostitution (L’Apollonide, Sleeping Beauty), pédophilie (Michael), préservatifs usagés ou larmes de sperme… Le sommaire d’une émission de Direct 8, en plus trash. A tel point qu’un film tendre, menu et gracile comme En ville, de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer, sorte de Rohmer en zone d’aménagement concerté, à la Quinzaine des réalisateurs, put constituer un bol d’air à contre-courant et franchement salutaire.

Mais pour en revenir à nos moutons, du sexe à l’écran, il y en a eu dans tous les sens. Avec des provocations ratées, des tentatives esthétiques, plus ou moins bien léchées, et tutti quanti. Toutefois, dans le lot, on a pu remarquer une attention particulière portée à la sexualité féminine. Sur le sujet, deux films se détachent assez nettement : l’audacieux The Slut de et avec la belle Israélienne Hagar Ben Asher, et le baroque et génial Guilty of Romance du Japonais Sion Sono.

Présenté à la Semaine de la critique, The Slut (« la traînée », « la salope ») ne doit pas heurter par son titre ironique et provocateur. Même si le film raconte l’histoire d’une trentenaire, mère de deux gamines, procurant une jouissance quotidienne à tous les hommes de l’espèce de kibboutz paumé où elle habite, c’est toujours librement, par-delà toute considération morale, en épigone de la figure biblique de Lilith, première femme d’Adam à la sexualité chtonienne et tellurique. Chacun des longs plans fixes du film met en avant l’osmose d’une sensualité libre, amorale, et du vivant cosmique. Animalité et sécheresse. La lumière et le vent. Les espaces, alternativement ouverts et fermés, fermés et ouverts, établissent alors un va-et-vient primitif et fascinant, comme la déglutition d’un oiseau au long cou évoque un coït respiratoire. C’est beau, puissant. Le désir y est montré insoumis comme une tornade, insensé, pure exultation de la nature dont l’homme n’est qu’une émanation, un phénomène. Comme dans la naissance et la mort.

Silencieux et contemplatif, le ton du film (dont le sens reste d’ailleurs en suspens) tient le pari de la justesse dans sa manière de filmer les rapports charnels, à la fois sans artifice et à distance, avec une souveraineté calme. La symbolique constante de l’œuf (la jeune femme en faisant commerce), de l’œil, des jeux de regards, fait parfois immanquablement penser à Georges Bataille. Et à son poème, L’Anus solaire : « La terre en tournant fait coïter les animaux et les hommes et […] les animaux et les hommes font tourner la terre en coïtant. […] Couché dans un lit auprès d’une fille qu’il aime, il oublie qu’il ne sait pas pourquoi il est lui au lieu d’être le corps qu’il touche. » Ainsi, même s’il pâtit de temps à autre de certains flottements, The Slut est une œuvre riche, profonde. Et Hagar Ben Asher une réalisatrice à suivre.

Guilty of Romance, de Sion SonoA noter que Bataille trouve également de multiples échos chez le poète nippon Sion Sono, dont Guilty of Romance (Koi no Tsumi en VO) narre la métamorphose d’une Madame Bovary en Madame Edwarda (divine putain bataillienne) en passant par Belle-de-Jour sur fond de polar poisseux. Rien que ça. Loin du panthéisme sensuel de The Slut, c’est ici l’infini possible de la dépravation féminine qui se joue, et sa beauté sublime, détraquée, au milieu de références à Kafka (Le Château) et de dialogues, savoureux et profonds, sur la vanité du langage devant la ruine des corps.

Izumi (la remarquable Megumi Kagurazaka), femme au foyer soumise, découvre ainsi la puissance sensuelle qui l’habite. Incertaine et progressive, sa fascination pour la transgression sexuelle la rend véritablement touchante et héroïque. A travers elle, la sexualité tourne à l’expérience des limites, méthode de connaissance du fond de l’âme. Surtout, la réalisation de Sion Sono s’affirme vigoureuse, ludique, labyrinthique et baroque. Le cinéaste japonais s’autorise tout, mêlant Bergman et le roman porno avec une allégresse souvent hilarante. Dans une même scène, il parvient à imbriquer Festen et les Marx Brothers, ou à citer Viridiana de Buñuel et la Maison de poupée d’Ibsen tout en pénétrant au cœur des quartiers chauds des « Love Hotels ». C’est virtuose, barré, toujours extrêmement amoureux et sensible. Voire, ce dernier opus de la Trilogie de la haine du trop mal distribué Sion Sono pourrait assurément être qualifié de chef-d’œuvre, si son instabilité touche-à-tout n’en explosait le concept même. Tout à fait délibérément. Bref, un très grand film de désir et d’anarchie. Ou, plus simplement, une vraie tuerie… devant laquelle la Croisette prend des airs de parodie.

Mots-clés : , , ,