Le Loup de Wall Street #2 : le loup et l’affranchi

 

“I got the shotgun, you got the briefcase” (Omar Little, The Wire)

Suite du mini-feuilleton consacré au Loup de Wall Street et débutée avec L’Etude des fonceurs.

Pour certains, Le Loup de Wall Street est une redite. Plutôt que de limiter la richesse d’un film à ce terme péjoratif, insinuant un prétendu manque d’inspiration de la part de son auteur, l’on devrait parler de “remake”. Re-make, c’est à dire refaire. Scorsese, loin de photocopier bêtement ses propres œuvres, “refait” littéralement et avec intelligence l’un de ses plus grands films : Les Affranchis. Repris sous l’angle de la parodie, ce dernier film devient un vague souvenir : celui d’un grand moment de cinéma des années 1990, mais surtout, celui d’un temps révolu, d’une histoire de l’Amérique bel et bien morte, d’une époque enterrée par ce pilleur de tombes qu’est Jordan Belfort.
 

1/ Pour la forme

Le Loup de Wall Street, de Martin ScorseseMontage et mise en scène semblent être interchangeables dans les deux œuvres. Une même impression de voltige incessante à travers un monde vecteur de fascination et de répulsion, rythmé à cent à l’heure, à travers les années. Mais le brillant de la forme vient nous rappeler l’état calamiteux du fond. Scorsese nous montre combien tout cela a changé. En se servant des mêmes gimmicks (le plan-séquence vertigineux, le regard-caméra, la voix off incessante), Scorsese veut refaire Les Affranchis… en jouant sur l’effet de contraste. La voix off et le plan-séquence dans Les Affranchis ont des vertus descriptives (un nid d’informations quant à cette société, son fonctionnement), à l’image de cet éloquent plan-séquence du restaurant où chaque gangster nous est présenté. Il s’agit de comprendre ce monde, de le connaître par cœur, de s’emparer du moindre détail… pour devenir Henry Hill. Et, à la fin, choisir de juger, ou non. Et tout cela se traduit par la forme.

Or, Jordan Belfort vous convie aussi à la danse. La forme est prestigieuse puisque son univers le veut (ses costumes, sa bagnole, son mannequin, son yacht, etc.). Mais toute cette forme ne servira pas à enrichir son public (par une étude ethnographique ultra-détaillée) mais plutôt à lui cracher à la figure. Fini, l’icônisation à la De Niro, bonjour la ringardise des temps nouveaux, avec tout ce que cela implique de ridicule, à la manière de ce ralenti sur un Jonah Hill défoncé… Finie, la complicité, bonjour la raillerie : ce regard-caméra d’un Belfort qui, en ne désirant pas finir ses explications boursières, insulte délibérément notre intelligence à plusieurs reprises. La voix off n’est là que pour témoigner de ce vide : ce vide est le sujet même de l’œuvre, entre rhétorique de faux-derche, partouzes et bad trips à gogo, autant de séquences exagérément longues visant à positionner la forme (l’apparence) au-delà du fond.

Dans Les Affranchis, il s’agissait de buter un mec. Dans Le Loup de Wall Street, quelques pieds-nickelés foutent la trouille à un serviteur gay avant de laisser ce dernier aux mains de la police (ou plutôt à leurs matraques). Autre génération. Et Scorsese de faire “revivre”, de manière discordante, ce genre de scènes…

Par exemple, la séquence cocaïne des Affranchis (et la douloureuse fin des sixties qu’elle représentait) avait un impact dramaturgique (la parano du personnage sentant sa fin arriver). Ici, Scorsese nous sort deux fois plus de coke pour mieux peindre la vie ô combien insignifiante d’un gars qui n’a rien d’un gangster… mais n’est, précisément, qu’un “abruti” (“Tu n’es pas malin, tu es con”, lui dit-on). Personne n’a oublié cette séquence “coke”, où un Henry Hill défoncé parcourt la ville en guettant les hélicos de la police, le public saisissant par le montage frénétique les effets de la drogue : et Scorsese, afin d’illustrer les exubérances d’une décennie, d’en renforcer les traits jusqu’à l’outrance comique, en filmant un DiCaprio s’enfilant de la poudre comme Popeye avale des épinards… D’hélicos de police, il n’y a plus, Belfort étant lui-même dans l’hélico. Les rôles semblent inversés. Pourtant…

Henry Hill comme Jordan Belfort semblent s’être faits “tout seuls” (comme le dit l’agent Dunham à Belfort). Scorsese peint plus qu’une vie : une vocation. En cela, les deux personnages sont sincères, malgré tout : ils vivent leur vie comme ils ont choisi de la vivre, ils ne se mentent pas (bien que le rôle de Belfort soit, justement, de mentir), et il est autant question d’”histoire vraie” (vérité) que d’être peints avec un souci de vérité (vraisemblance).

Personnifications des ambivalences de leur ère, avec tout ce que cela implique de tape-à-l’œil et de flamboyance, d’idéaux et de saloperies, Belfort et Hill sont “vrais”. Quand on lui parlait de ses personnages à la sortie des Affranchis, Scorsese disait : “Peu importe qu’ils soient bons ou mauvais, l’important est que tout cela soit vrai.” La messe est dite.

Et ce n’est pas le seul point d’attache entre Belfort et Hill…
 

2/ Flingues, attachés-cases et cinéma

Les Affranchis, de Martin ScorseseJordan Belfort est la version cynique de Henry Hill. Son décalque totalement désabusé.

Henry Hill est un gamin dont la vocation est née durant l’enfance, ce temps où l’on se crée des idoles et des fantasmes. Le gangstérisme, réalité sociale, était plus qu’un projet d’avenir : la réalisation d’un rêve. Ce mélange de candeur et de violence (puisant sa source dans cette fascination d’ado pour ce microcosme dominant où l’on règle ses comptes à coups de flingues) faisait la spécificité du personnage, semblant croire sincèrement au monde dont il voulait, depuis le début, faire partie. Or, Jordan n’est pas un gamin rêveur. D’ailleurs, de son enfance, l’on ne verra qu’une bête photo, comme si toute humanité disparaissait du cadre. Sa venue à Wall Street était écrite d’avance : il le dit lui-même, quelle autre place pouvait accueillir un enfoiré comme lui ? Débarqué dans le milieu de la Bourse, ce ne sont pas les mécanismes qui le fascinent, l’organisation en elle-même, puisque contrairement au gangstérisme des années 1950, il n’y aucune “famille” à proprement parler. Ce qui le fascine, ce sont les insultes proférées à tout-va, ces “fuck” en pagaille. La dimension grossière de cet univers. On est loin du Henry Hill qui admirait la suprématie du gangster, non en tant que salopard prêt à tout pour l’argent (comme le Loup) mais en tant que classieuse figure suprématique. Hill mettait dès le départ l’accent sur la première règle de ce monde : le respect. Belfort, lui aussi, apprend par cœur les règles, en bon élève (ce qu’était Hill), mais celles-ci sont tout autres : sniffer et se masturber.

Hill et Belfort, par un joli effet de circularisme, finiront tous deux leur vie “dans la peau d’un plouc” (Les Affranchis), physiquement honteux et loin de leur garde-robe d’antan… Mais, ultime penchant pour la parodie (à tendance sarcastique), Scorsese choisit de faire varier la “moralité” : Hill est condamné à dépérir, comme mis en quarantaine, à l’image du gangster classique et démodé des années 1950, à savoir une icône bel et bien morte socialement parlant… Là où Belfort continue de partager ce rêve américain à un peuple attentif. En réduisant à sa plus mince enveloppe l’american dream, Belfort l’a rendu le plus intemporel possible. Belfort semble d’ailleurs vulgariser chaque trait du gangster (démesure, esthétique, goût du faste) en l’adaptant ainsi à son époque inepte.

Entre Hill et Belfort, les gabarits sont les mêmes, mais les temps ont changé.

Il en est de même pour Donnie Azoff, le personnage interprété par Jonah Hill dans Le Loup de Wall Street. C’est un Tommy De Vito (Joe Pesci) de pacotille. Un incestueux aux dents en toc, qui ne se prend pas seulement pour un trader (comme un acteur avide d’argent, il endosse le costume de l’homme d’affaires pour se payer une Porsche), mais pour une… figure scorsesienne. La longue séquence “running-gag” où Donnie incite Brad à réagir, avant que ce dernier ne se fasse arrêter par la police, peut être perçue comme une nouvelle version du fameux “You think I’m funny ?” Il y a là la même imprévisibilité, la même blague à répétition à la finalité incertaine, seul change le statut du personnage. Etalé par le même Brad quelques scènes plus tôt, Donnie n’a rien d’un Joe Pesci, il en est la parodie, dénué de signifiance, contemplant sa montre en or et se branlant en public. Le petit excité, des décennies après, l’est toujours autant. Mais ce n’est plus un gangster psychopathe qui tire sur qui lui chante, seulement un monsieur Tout-le-monde catapulté maître du monde sur un coup de chance, du jour au lendemain.

Physiquement, Jonah Hill a tout d’un Joe Pesci : pas très imposant, enveloppé et petit. L’effet de calquage n’en est que plus grand. Le fait de présenter un personnage se considérant comme un gangster armé d’un attaché-case est un outil parodique fort : Pesci réagissait à un fait inconvenant en criblant de balles un pauvre serveur… quand Jonah Hill bouffe tout cru le poisson rouge d’un même jeune innocent. L’on est passé de la tragédie (ou tragicomédie) à la farce, au burlesque…

Le constat est là, et en soi il fait rire : si les personnages des Affranchis étaient de véritables personnages de cinéma (dont on a envie de connaître l’histoire, qui ont des vies de grand écran), les personnages du Loup de Wall Street sont des personnages cherchant à devenir des personnages de cinéma… Ce n’est pas rien si Jordan Belfort dit posséder le yacht d’un “méchant de James Bond” ou danse sur “Goldfinger”, quand on ne le compare pas directement à Gordon Gecko (le personnage mythique du Wall Street d’Oliver Stone). Encore une fois, tout est dans le décalage. Ou le “faux accord”. Et pour rester dans le domaine de la musique :
 

3/ En avant la musique

Margot Robbie dans Le Loup de Wall StreetLes Affranchis est un film qui cultive l’excitation, celle, pour le spectateur comme pour le personnage, de pénétrer à l’intérieur d’un monde où tout semble facile, tout semble aussi fluide qu’une bonne chanson. La thématique du film, c’est, littéralement, “Rags to Riches” : à savoir, ce morceau de Tony Bennett qui introduit l’œuvre, mais également cette expression usuelle qui symbolise le passage de la pauvreté à la richesse, l’image même de l’ascension sociale fulgurante.
A contrario de l’air entraînant que ce morceau amène (l’orchestre triomphant du morceau de Bennett), Le Loup De Wall Street semble réutiliser cette expression en la réduisant à son sens le moins romanesque, le moins artistique, le moins poétique. Rags to riches, c’est Ellis Island. Le rêve américain. Pas étonnant alors que Belfort s’en serve comme argument pince-sans-rire de pubard, dénué de toute sincérité originelle… En cela, la philosophie du Loup est beaucoup plus matérialiste, tellement moins lyrique, et se rapproche du cynisme brandi en étendard d’un Nickelback, célèbre groupe des années 1990. Le hit “Rockstar” semble résumer le film de Scorsese : blonde bandante, drogues, argent qui coule à flots, sublimation totale de tout ce qu’il y a de plus matériel et de moins romantique. Souvenez-vous :

“I’ll need a credit card that’s got no limit
And a big black jet with a bedroom in it
Gonna join the mile high club at thirty-seven thousand feet (…)
‘Cause we all just wanna be big rockstars
And live in hilltop houses driving fifteen cars
The girls come easy and the drugs come cheap (…)
Every good gold digger’s gonna wind up there
Every Playboy Bunny with her bleached blond hair, and well
Hey hey I wanna be a rockstar !”

Plus généralement, l’intention même de Scorsese, et de son scénariste Terence Winter (Boardwalk Empire) est de faire du “sample”. Reprendre un air connu et le détourner avec force railleries. Explicitement. Et cette note d’intention, on la trouve directement dans la bande originale et sa composition éloquente : les Beach Boys sont repris par Me First and the Gimme Gimmes (“Sloop John B”), et les Lemonheads deviennent les “héritiers” de Simon & Garfunkel (“Mrs Robinson”). Deux groupes phares des 50-60s écrasés par la génération du grunge-punk rock à roulettes. Ne manque plus qu’un remix par The Offspring de “Gimme Shelter”, et l’argument était plus que frappant : le cinéma de Scorsese est également une histoire musicale, où chaque morceau prend sens, en cela qu’il renvoie à une période donnée (Les Affranchis est autant une étude sociologique et historique qu’une étude musicale étalée sur deux décennies) comme à une esthétique de contraste entre deux époques.

La reprise (ou “cover”) peut ici se concevoir comme un procédé qui vampiriserait toute la substance primale de la création originelle, son sens… De la même manière, Jordan Belfort est un Henry Hill vampirisé, sans matière, si ce n’est la compassion que peut ressentir le spectateur pour cette figure pathétique. Et de la même manière, Le Loup de Wall Street vampirise Les Affranchis, et aux fantasmagories d’une époque est substituée la dérision (dans tous les sens du terme, d’ailleurs) d’une autre…

Ainsi, Le Loup de Wall Street emprunte tout de même aux Affranchis cet amour de la musique “rétro” mais à but chimérique : “Mercy, Mercy, Mercy” de Cannonball Adderley, musique datant des années 1960, introduit l’entrée de Belfort à Wall Street. Un écho ironique, un décalage cinglant, voulu comme tel, à l’œuvre susnommée. Atmosphère trompeuse qui donne l’illusion que “rien n’a changé”… pour mieux ensuite inonder son auditeur des sonorités “autres” d’un Plastic Bertrand ou d’un Billy Joel, et de l’état d’esprit spécifique qui va avec…

La parodie (reprendre la même histoire et la grimer en comédie irrévérencieuse) se fait donc par la musique. The show must go on.

Et puisque l’on parle de parodie…
 

4/ L’argument Boogie Nights

Boogie Nights, de Paul Thomas AndersonFinalement, Le Loup de Wall Street, par sa dimension de détournement de l’œuvre scorsesienne, peut se rapprocher de Boogie Nights. Autre avatar scorsesien d’un surdoué de 27 ans qui, non content de filmer comme Scorsese, a tout compris au cinéma de ce dernier. La mise en scène de Boogie Nights était tout aussi impressionnante, et prenait sens par une cohérente note d’intention : les plans-séquences impossibles révélaient une “liberté” formelle qui allait de pair avec l’insouciance de l’ère disco (liberté formelle, liberté thématique). Plus que cela, une scène finale transcendait l’influence en assumant l’usage de la parodie, puisque rendant délibérément hommage à Raging Bull. Un monologue conclusif immortalisait ainsi le film en “rise and fall” scorsesien typique au royaume du porno et du funky, où à la rédemption d’un Jake La Motta se substituait l’énorme attribut d’un John Holmes-like qui voulait seulement “devenir une grande star” en usant de son don… Finalement, les deux films s’inscrivent dans le même univers, celui du biopic à la Scorsese sous fond de musique ringarde, d’Hubris, d’arrogance, de pathétique, un cinéma fiévreux et vertigineux, et recopient sa forme, ses caractéristiques, son art du récit, son écriture structurelle, en un mot son art de portraitiste, en le pastichant, par l’axe de la pure comédie, en trafiquant l’image, en reconstruisant le cadre à des fins comiques, en remplaçant la figure shakespearienne par un guignol forniquant comme un lapin en ces glorieuses eighties.

Qu’il se nomme Jordan Belfort ou Eddie Adams/Dirk Diggler (le héros de Boogie Nights), le bellâtre n’a plus cette essence théâtrale de personnage tragique, semble être arrivé sur son trône avec une aisance déconcertante et représente la gratuité et le vide du monde auquel il appartient. Il n’a plus rien de mythique. Il ne fait pas rêver. Du tout. Ce type des années 1980 n’a qu’une chose à proposer, chose qui est aussi son gagne-pain : sa bite ou son stylo, qu’il brandit face caméra. Mais, par extension, ces deux choses représentent bien plus que cela : une industrie… et une société.

Si Les Affranchis et Raging Bull servent de modèles, c’est pour mieux être actualisés. Le boxeur en noir et blanc devient un acteur surmembré haut en couleur et un nouveau cinéaste (Paul Thomas Anderson) y impose son propre style. Le gangster échange son arme contre une redoutable tactique commerciale. Les années passent et l’histoire se réécrit. On se sert du vieux pour faire du neuf.

Et l’on en arrive à ce point où, plus que de parvenir à assumer la référence, il s’agit de la transcender.