Depuis une dizaine d’années, le musicien québécois Pierre Lapointe touche le cœur de plus en plus de Français avec son univers étrange et pénétrant et sa poésie unique. A l’heure de la sortie de son nouvel album, Paris tristesse (éd. Belleville Music) et d’une nouvelle tournée dans l’Hexagone en piano-voix, il évoque pour nous ses souvenirs de toiles, mais aussi la Nouvelle Vague, Montréal, Xavier Dolan, et le cinéma québécois tel qu’on ne le connaît pas encore suffisamment…
Votre premier film ?
Le premier film que j’ai écouté, j’avais trois ans. Oui, j’ai bien dit « écouté », c’est notre expression au Québec pour « voir » un film. C’était E.T., dans un ciné-parc [ou drive-in, ndlr], avec ma sœur, ma tante Noëlle et son mari. Il y avait beaucoup de ciné-parcs à l’époque. Je me souviens que j’avais eu peur lors de la scène où la maison se retrouve envahie par les scientifiques et tout leur attirail. C’était un peu effrayant, pour un enfant.
Le film qui a bercé votre adolescence ?
Léolo, de Jean-Claude Lauzon, qui date de 1992. C’est un film basé partiellement sur le livre L’Avalée des avalés, de Réjean Ducharme, un de nos grands auteurs québécois, ainsi que sur l’enfance du réalisateur. Il y avait des comédiens amateurs que Lauzon pouvait modeler à sa manière et des artistes confirmés, telle notre Ginette Reno. Ca parle d’un enfant qui vit dans un milieu pauvre, entouré de malades mentaux, et qui fantasme sa vie pour s’en sortir. Le film évoque Montréal, la poésie et la dureté de la vie. Je me souviens avoir été très troublé quand je l’ai vu, c’était si étrange et fascinant. J’avais 14 ans et je le visionne encore. D’ailleurs, j’impose à tous mes amis français de le découvrir ! Sinon, c’est à cette époque que j’ai découvert Federico Fellini et surtout sa Juliette des esprits. La bande originale de Nino Rota m’a beaucoup marqué dans ma manière de conceptualiser la musique. Je pourrais aussi citer Peau d’âne pour sa beauté et son kitsch, Logan’s Run de Michael Anderson [ou L’Age de cristal, ndlr] et Fahrenheit 451 de François Truffaut. Je crois que j’ai une vraie fascination pour les films où le futur est fantasmé et qui sont le reflet de l’époque où ils ont été produits.
L’acteur ou l’actrice disparu(e) avec qui vous aimeriez dîner ?
Je n’ai jamais eu cette envie-là. Je préfère rencontrer les gens qui se trouvent naturellement sur ma route, qu’ils soient artistes ou non.
La VHS que vous conservez précieusement ?
Je vais citer à nouveau Léolo, car moi aussi j’aime créer des images choc, et Juliette des esprits pour sa photographie et parce qu’il reflète ma façon d’écrire.
Le film le plus érotique ?
Querelle, de Rainer Fassbinder. Tout est évoqué par les éclairages et c’est nettement plus excitant que les films pornographiques qu’on peut trouver sur le Web. Je pense notamment à cette scène de sodomie où la caméra reste axée sur les mains poilues des deux personnages en pleine action.
Le film interdit qu’on essaie de se procurer par tous les moyens ?
Est-ce qu’il y a encore de l’interdit aujourd’hui ? Je vais citer un film que j’ai hâte de voir un jour et qui me semble difficilement trouvable, La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel, avec la chanteuse Nico.
Les premières grosses larmes devant un film ?
Je vous ai parlé de Léolo ? Ce film m’a absolument troublé à l’époque. Sinon, il n’y a pas si longtemps, dans un avion, j’ai été touché par Amour de Haneke. J’ai beaucoup pleuré, alors que j’étais entouré de gens… Le cinéma est une rencontre pour moi et cette rencontre-là m’a profondément ému. En plus, il y avait un ami qui jouait dedans, le pianiste Alexandre Tharaud, dans son propre rôle.
Et le film qui vous fait rire aux larmes ?
Le film Nô de Robert Lepage. C’est un réalisateur connu dans le monde entier, mais pas chez vous… Il a souvent réalisé des films à partir de ses propres pièces de théâtre et c’est le cas avec Nô, qui se déroule en 1970. Il y a cette scène jouissive et très rythmée, avec notre grande comédienne Anne-Marie Cadieux qui dit tout haut ce qu’elle pense dans un lieu où elle ne le devrait pas.
Le cinéma québécois est de plus en plus reconnu en France, avec des réalisateurs comme Denys Arcand, Jean-Marc Vallée ou Xavier Dolan. A quoi cela tient-il selon vous ?
C’est vrai que chez vous, on parle souvent de Xavier Dolan, Denis Villeneuve, etc. Mais il y a eu plein de précurseurs à ces réalisateurs. Vous savez, vos réalisateurs de la Nouvelle Vague sont venus chez nous, au Québec, pour étudier nos réalisateurs, pour savoir comment ils travaillaient. Car nous étions déjà dans une sorte de cinéma vérité, caméra à l’épaule. Et c’est notre cinéma qui a influencé la Nouvelle Vague. Denys Arcand avait 25 ans à l’époque et il a révolutionné le cinéma. Mais on ne le dit pas, car nous ne sommes pas chauvins. Il y a tout un silence autour de notre cinéma, avec de nombreux grands films qui ne traversent pas l’océan. C’est dommage. Mais en parallèle, nous avons tous les ans des films qui postulent à l’Oscar du meilleur film étranger. Notre cinéma est très vivant. Le Québec et surtout Montréal, c’est une terre stimulante pour la création et libre artistiquement. On a envie d’être avec les autres, de partager. Il n’y a pas de snobisme, chez nous. Et si Xavier Dolan marche bien en France, c’est parce qu’il amalgame des influences européennes, mais avec une pensée nord-américaine qui est plus libre. C’est ce qu’on retrouve dans mon travail : ma musique est libre, mais j’utilise également une façon de travailler à la française. Mais je trouve que tout est plus compliqué en France qu’au Québec…
Vous avez également déjà composé une bande originale de film…
Oui, c’était pour le film Le Vendeur, d’un ami réalisateur, Sébastien Pilote. Il avait été en compétition au Festival de Sundance. Je n’avais pas voulu lire le scénario. Je lui avais simplement demandé de me raconter son film et surtout les scènes qu’il avait particulièrement hâte de tourner. Je lui ai alors envoyé plusieurs morceaux issus d’improvisation, allant de quelques secondes à plusieurs minutes et il a commencé le montage avec ces impros. Pour ma part, je trouvais qu’il y avait trop de musique dans le film, qu’il serait plus touchant s’il y en avait moins, que la musique prenait trop de place. Je crois que c’est la première fois qu’on voyait un compositeur couper sa propre musique ! Sinon, j’ai refusé les autres propositions que j’ai reçues pour composer des bandes originales. J’ai des idées trop claires pour déterminer comment une musique doit être. C’est toute une responsabilité, car pour moi c’est la musique qui rend le film meilleur. Par exemple, j’avais beaucoup aimé There Will be Blood, mais c’est grâce à sa bande originale. Ou alors, il y a le cas du très mauvais film, comme Under the skin, rehaussé par une grande composition musicale.
Vous qui êtes si à l’aise sur scène, vous pourriez devenir comédien pour le cinéma ?
J’ai toujours refusé, sauf pour un court-métrage de David Foenkinos, La Trilogie du canard, par l’intermédiaire d’un ami. C’est un film en trois segments, dont l’un d’eux était interprété par Emilie Simon. David Foenkinos avait écrit le scénario pendant le tournage d’un de mes clips, sur le plateau. J’ai accepté d’y jouer. Finalement, le résultat est convaincant, même si je n’aime pas me voir. J’aime chanter, m’exprimer, parler en public, mais jouer, ce n’est pas mon métier. Sur le tournage, je me suis pris pour un chanteur qui jouait avec des amis. Etre acteur, ce n’est pas mon rêve. Bon, j’ai quand même pu rouler des pelles à Monia Chokri [actrice québécoise, notamment vue dans Les Amours imaginaires et Laurence Anyways de Xavier Dolan, ndlr].
Votre univers musical est très esthétique et visuel. L’avez-vous déjà en tête quand vous commencez à composer ?
Chaque chanson est pour moi une sorte de pièce de théâtre très précise qui permet à ces auditeurs de se sentir ailleurs. C’est important pour moi d’évoquer des images par ma musique. J’y travaille beaucoup. Ce n’est pas la littérature qui m’inspire, mais le cinéma, le théâtre, les photos, les artistes d’art contemporain. J’aime quand l’étrangeté me traverse le corps.
On vous sent tout de même plus direct dans votre dernier album, Paris tristesse, en piano-voix et aux textes plus dépouillés, moins poétiques et alambiqués que par le passé…
Oui. Je voulais toucher les gens encore davantage. La musique est un vecteur pour manipuler les émotions. Avec mes albums, j’ai fait l’inverse des peintres contemporains, qui passent du réalisme à l’abstrait, au fur et à mesure de leur vie artistique. Moi, j’ai commencé par l’abstrait, j’ai écrit de manière vaporeuse. Mais j’en ai fait le tour. Et je me suis dit que si les gens avaient aimé ma musique quand elle était plus indéfinissable, ils me suivraient encore plus avec une musique qui évoque des images plus précises. C’est important pour moi d’aller désormais vers ça.
Paris tristesse, éditions Belleville Music, sortie le 17 novembre 2014.