Souvenirs de toiles de Philippe Di Folco

 

Philippe Di Folco (c) Renaud MonfournyLongtemps journaliste, à présent romancier et essayiste… Philippe Di Folco est un fou de littérature et de cinéma et quand il ne s’attaque pas aux tabous de notre société en dirigeant Le Dictionnaire de la pornographie ou Le Dictionnaire de la mort, il planche pour le septième art. Rencontre au fil des toiles avec un dingue de ciné qui cosigna notamment le scénario de l’hypnotique Tournée de Mathieu Amalric.

Le premier film ?

2001, l’odyssée de l’espace. J’avais 6 ou 7 ans, j’étais avec ma mère, nous étions dans le cinéma Gemini situé dans le vieux Créteil, non loin d’où j’ai grandi. Je ne me souviens pas des séances de dessins animés que mes parents m’ont offertes sans doute vers cet âge… mais de celle-ci, oui. Ma mère s’était endormie. Moi, j’étais surexcité. Effrayé aussi. Longtemps, la voix de HAL 9000 me hanta. Un ami et moi avions même décidé de recréer sur son balcon un vaisseau spatial. Nous allions jouer dedans les jeudis après-midi. C’est l’un de mes plus beaux souvenirs. Cet âge est celui du merveilleux : le vaisseau volait, j’en reste persuadé. Ce film compte beaucoup pour moi encore aujourd’hui : le confluent entre la poétique et la science y constitue comme une impérissable énigme.

Le début d’un amour immodéré pour la science-fiction ?

Mon amour immodéré pour la SF vient de 2001… Nous ne désirons que ce qui nous déroute éperdument. Quand j’ai eu 12 ans, un complexe cinéma a ouvert en face de mon immeuble, proposant huit films par semaine. C’était l’alternative au film obligé du vendredi soir à la télé (les Dossiers de l’écran) et puis la liberté de choisir, de frauder (ma grande taille me permettait de voir des films d’horreur). Je me souviens surtout de Star Wars et d’Aliens. J’ai oublié les autres séances mais celles-ci, non : je suis retourné les voir trois fois. Je passais par la porte de secours, je n’avais pas un rond. Ce que je cherchais ? L’évasion, partir loin, très loin. Devenir un héros de l’espace. J’ai longtemps cru que nous coloniserions Mars pour mes 30 ans. C’est raté.

Le film qui fait grandir ?

Image du film Diabolo Menthe de Diane KurysSur le plan sexuel ? En général, c’est ça qu’on sous-entend…
Je viens d’un monde cinéphile antérieur à celui des vidéos et des chaînes multiples – sans parler du Net !. La première émotion érotique, je la dois à mon père qui souhaitait voir avec moi Diabolo Menthe de Diane Kurys. J’avais honte quand j’entendais les propos des acteurs de 13 ou 14 ans, des ados comme moi, qui parlaient de leurs désirs, parce que mon père me regardait du coin de l’œil à chaque fois…

Le film interdit qu’on tente de se procurer par tous les moyens ?

A l’époque des premiers clubs vidéo, je me souviens avoir loué en fraudant Caligula de Tinto Brass (1979, interdit aux moins de 18 ans) alors que je n’avais pas 15 ans, mais aussi Massacre à la tronçonneuse, qui m’avait déçu. La copie était pourrie. On m’a également interdit Vendredi 13 de Sean S. Cunningham (1980) que j’ai pu me procurer en vidéo. Dans ce film la scène d’accouplement entre deux ados poignardés en plein coït m’avait surpris, voire choqué, bien plus que les galipettes de l’empereur romain précité ; Caligula m’avait ennuyé, je ne sais plus pourquoi. Au final, je ne recherchais pas plus que ça des scènes érotiques (l’arrivée dans mon foyer de Canal+ en 1985 et des pornos cryptés du samedi soir m’a laissé indifférent) mais j’avais des potes au lycée qui ne juraient que par ça. Quant aux salles X, je n’osais pas y aller, j’habitais la banlieue, Paris m’attirait mais pour les librairies, les bars, les clubs et donc les filles en chair et en os. Je crois qu’un soir, mes parents étaient partis, j’ai loué un film hard pour pimenter un rendez-vous, je n’avais pas beaucoup d’expérience, mais on s’est endormis avant d’avoir eu l’idée de regarder ça !

Et les films politiques ?

Image du film L'Aurore de MurnauDès le lycée, dès la seconde, nos professeurs très militants nous aiguillèrent vers des salles un peu clandestines, du genre “Maison des jeunes”, où des types barbus et empestant le shit programmaient des films anti-américains, pro-chinois, pro-palestiniens, anti-capitalistes… ou limite érotiques (comme si de montrer les fesses de Jane Fonda dans Barbarella constituait en 1980 un acte politique). Tout cela me fatiguait.
J’ai découvert à cette époque qu’essayer de voir les films de Carl Dreyer ou de Murnau constituait bel et bien un acte de rébellion, un acte de résistance face à tout ce dogmatisme et aussi, il faut bien le dire, parce que les daubes envahissaient déjà les écrans et les vidéoclubs.

Le film qui a tout changé ?

Je voulais devenir cinéaste. J’avais donc un but, un métier en ligne de mire et sur le plan intellectuel, je dois avouer qu’un film compte plus que tout : Citizen Kane. Je l’ai découvert non pas en salle mais au Cinéma de minuit sur FR3 vers 1980. Je me souviens de la voix de Patrick Brion qui ne pouvait contenir son admiration. Au lieu de sa brièveté habituelle, les prolégomènes de Brion s’éternisaient et disaient : “Attention, ce que tu vas voir maintenant c’est LE film absolu, c’est plus fort qu’un livre, c’est unique ! Apprends chaque image par cœur, vas-y, tu es prêt ?”
J’étais face à la télé, allongé sur le tapis, à trois mètres de l’écran. Expérience d’immersion à petit niveau, renouvelée des dizaines de fois depuis en salle où le premier film d’Orson Welles est souvent reprogrammé. Ce film est un palimpseste : à chaque vision, une nouvelle couche de sens, de liens, de possibles émergent. Il ne rend pas intelligent… il est l’intelligence même. Sans sacraliser outre mesure, je dois avouer que l’année dernière en le revoyant, j’ai cru percevoir quelques défauts. Ah ! Il faut bien finir par tuer le père…

Le film qui déclenche l’envie de raconter des histoires ?

Image du film L'Eclipse d'AntonioniSans doute L’Eclipse d’Antonioni. J’avais 17 ans et en sortant de la salle de Chaillot (le film était invisible depuis 1962, enfin, paraît-il), j’ai gratté des dizaines de pages. Ce texte (perdu depuis) n’est ni du Balzac ni du Daney mais c’est quelque chose qui a à voir avec une quête, un lieu perdu, une femme disparue, un monde qui s’effiloche, qui se désintègre sous nos yeux sans que personne ne semble y prendre garde.
On retrouve cela dans l’un des derniers plans de ce long métrage envoûtant au possible : un lampadaire iridescent, un grand bidon d’eau, une fuite, une rigole, et puis le noir. Je ne sais pas si j’ai rêvé tout ça… Cette scène est primitive pour moi, au sens où j’ai eu envie ce soir-là d’écrire, de raconter une histoire avant de pouvoir, du moins l’espérai-je, la filmer.

Le film dont on ne se remet pas ?

Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin. En sortant – j’étais avec ma compagne –, je me suis effondré comme une merde. Je pleurais, je suffoquais. Je me suis évanoui dans ses bras et elle aussi, elle a pleuré. Peut-être parce que pour une fois, les mots devenaient inutiles, comme quand on sort du Roi Lear. Je n’exagère pas, ce fut cathartique ! Ensuite j’ai écrit au réalisateur. Nous avons échangé quelques lettres. Pourquoi lui écrire ? A vrai dire, je ne sais plus. Je me souviens que j’ai pensé en sortant du film à mon frère que je ne voyais plus depuis des années, il vivait à l’étranger, et tout à coup, ce vide, cet absence du frère… Rien que d’y repenser, j’en tremble. Ce film est comme un ami précieux et de toute éternité. C’est celui que j’aurais aimé écrire, c’est sans doute moi qui l’ai écrit d’ailleurs puisque Arnaud l’a inventé : il faut comprendre que quand vous entrez en communion avec une œuvre, c’est ainsi que ça se passe. Mallarmé dit cela à propos du lecteur, et il a raison. Le hasard n’existe pas dans cette histoire de rencontres entre les âmes sensibles. Il faut relire Epicure à ce propos…

Le film le plus sombre ?

Sarabande de Bergman parce que les couleurs y sont comme délavées et Max von Sydow semble plus mortifère que jamais (et paradoxalement si vivant, si puissant, quand il écoute Bruckner !). Je pourrais vous citer aussi In a Lonely Place de Nicholas Ray (1950). La noirceur ici c’est l’impossibilité pour deux personnes de s’aimer telles qu’en elles-mêmes, c’est le Système et les préjugés qui frappent à leur porte et qui hurlent que l’amour est interdit aux cœurs purs. C’est ça le destin tragique, que les corps ne puissent pas s’éprendre éternellement, envers et contre tout. Les surréalistes l’avaient compris.

Le film le plus chaud, érotique, sensuel ?

Image du film Les Mille et Une Nuits de PasoliniLe plus chaud : 9 Songs de Michael Winterbottom. Le plus érotique : Intimité de Patrice Chéreau. Le plus sensuel : Les Mille et Une Nuits de Pier Paolo Pasolini.

Le meilleur film pour emballer ?

C’est Grease, bien entendu. On a été des millions à rouler notre première pelle sur ce truc (pas si mauvais le film !). Ou alors un film bien intello. Je me souviens être allé voir des Bergman, des Garrel, des Godard dans les années 1980 avec des étudiantes de 1re année qui, dès qu’elles baillaient… « T’es super, tu es un intello avec des lunettes et tu m’emmènes voir des films super chiants » : ça marchait une fois sur quatre !

Les héros préférés ?

Tous les antihéros chez Cassavetes. Les farfelus chez Fellini (spécialement dans E la nave va). Denis Lavant dans Mauvais sang de Carax. Charles Denner dans L’Homme qui aimait les femmes de Truffaut. Le photographe de Blow-Up ou le journaliste dans Profession : reporter d’Antonioni mais aussi Maria Schneider, sublime, inoubliable !

L’actrice avec qui dîner ? Pour lui dire quoi ?

J’hésite entre Cate Blanchett et Faye Dunaway. Bien entendu, pour leur proposer un scénario, à quoi sert d’écrire des films si ce n’est pour avoir le prétexte d’approcher de telles reines ? Côté Françaises, j’aime beaucoup Julie Delpy ou Noémie Lvovsky.

L’acteur ?

Côté anglo-saxon : Michael Fassbender ou James Franco ? Pour leurs prises de risques. Côté français, je suis comblé, j’écris en ce moment avec un être exceptionnel, Michel Vuillermoz. Sans oublier bien entendu Mathieu Amalric, mais que je considère plus comme cinéaste qu’acteur. D’une manière générale, m’intéressent les comédiens passionnés par la littérature et la poésie. Mais on peut aussi parler rugby.