Rencontre avec Danis Tanovic

 

Danis TanovicOn ne présente plus le réalisateur bosniaque Danis Tanovic qui a fait grandement parler de lui avec No Man’s Land et sa moisson de récompenses internationales. Depuis, chacun de ses films est un événement. Comme La Femme du ferrailleur, docu-fiction qui risque de ne pas laisser indifférents les spectateurs. Rencontre avec un cinéaste engagé et amoureux de son pays.

Qu’est-ce que l’Oscar du meilleur film étranger que vous avez obtenu pour No Man’s Land et son succès international ont changé pour vous ?

Tout ! D’un côté, cela a permis de mettre en lumière l’ensemble de mon travail et c’est désormais beaucoup plus facile pour moi de me faire entendre. Mais de l’autre côté, les gens sont beaucoup plus critiques, il y a beaucoup plus d’attentes… 
Sinon dans ma vie privée, aucun changement : je pense être toujours le même, j’ai les même amis qu’avant !
 


Vos films sont-ils pour vous le meilleur témoignage pour montrer au monde entier la réalité de votre pays d’origine ?


Ce n’est pas mon pays d’origine, c’est mon pays : j’habite encore en Bosnie avec ma femme et mes cinq enfants.
 Avec La Femme du ferrailleur, je voulais parler de Senada et Nazif, de leur réalité. Leur histoire méritait d’être traitée : le fait d’être soigné devrait être un droit universel et gratuit. Ce qui n’est pas le cas en Bosnie. Dans mon pays, il y a plein de gens qui ont les mêmes conditions de vie que Nazif et sa famille. Des milliers de personnes sont victimes de la misère, la situation est grave.

Comment avez-vous entendu parler du fait divers dont est tiré La Femme du ferrailleur ? Qu’est-ce qui vous avait particulièrement ému ?



J’avais lu un article dans un journal local sur ce qui leur était arrivé et ça m’avait révolté. Je suis donc allé à leur rencontre, sans avoir d’idées précises en tête. Tout ce que je savais, c’est que je voulais faire un film de leur histoire, mais j’ignorais encore quel genre de film. Leur histoire m’a ému parce qu’au-delà de l’aspect tragique, il y a une immense tendresse et beaucoup d’amour entre eux et finalement, c’est ce qui reste à la fin, l’amour et l’amitié.

Comment s’est passée votre rencontre avec Nazif et Senada ? Ont-ils été surpris de votre volonté de faire un film de leur histoire ?



La Femme du ferrailleur, Danis TanovicIls étaient très surpris, mais ça s’est bien passé. Dès le début, je leur ai expliqué que je souhaitais faire un film et qu’en plus, je voulais qu’ils jouent dedans. Tout de suite, ils m’ont dit qu’ils n’avaient jamais fait une chose pareille. Mais je leur ai répondu que moi non plus… 
On était tous conscients d’expérimenter quelque chose de nouveau et c’est ça qui était bien. Leur confier la responsabilité de leurs propres rôles était la seule façon de rendre le discours le plus pur possible, sans artifices. Il fallait à tout prix que l’émotion de leur histoire se ressente. Et qui mieux qu’eux-mêmes pouvait faire ressentir cela ? Il y avait aussi une question de budget. Nous n’avions ni le financement ni le temps de chercher des gens qui pourraient retranscrire l’intensité de leur expérience. 


Comment le tournage s’est-il déroulé ? Etait-ce éprouvant pour eux de revivre cette expérience de vie ou au contraire était-ce une sorte de libération ?



Il y a eu des moments de tournage très éprouvants pour eux. Mais ce sont aussi ces moments qui ont nourri leur jeu. C’était un petit tournage, j’avais avec moi sept personnes avec qui je travaille depuis des années, donc on se connaissait très bien. C’était très difficile pour tout le monde, ne serait-ce qu’au niveau des conditions de tournage. On utilisait un petit équipement, il faisait très froid, en moyenne -13°C. On ne pouvait pas vraiment filmer tout le temps, on devait s’arrêter pour réchauffer l’équipement… Ce genre de difficultés. 
 


Le film est à la limite du documentaire. Quels sont les éléments de fiction que vous avez apportés et pourquoi ne pas avoir fait un documentaire pur et dur ?



Je ne sais pas… Pour vous quelle est la limite entre un documentaire et un film de fiction ? La frontière est fine et souvent on ne sait pas où s’arrête l’un et où commence l’autre. C’est difficile de répondre à cette question, je n’analyse pas mes films, je travaille vraiment à l’instinct. C’est un film documentaire, car je relate des faits réels mais tout est joué. J’ai cherché à faire du cinéma.

 

Quelle a été la réaction de Nazif et Senada en voyant le film pour la première fois ?

La Femme du ferrailleur, Danis TanovicIls ont pleuré. Pour tout vous dire, ils l’ont vu pour la première fois à la Berlinale. J’étais déjà sur un autre projet depuis quelques mois et je les ai retrouvés à Berlin. Je ne voulais pas leur montrer le film avant, c’était une première pour tout le monde. Ils étaient très contents, surtout que juste après la projection, toute la salle les a acclamés. C’était un moment très touchant pour eux, comme pour moi. Nazif Mujic a même remporté l’Ours d’argent du meilleur acteur pour avoir interprété son propre rôle.

Vous attendiez-vous à un tel prix ?
 Qu’est-ce que cela a changé pour lui et sa famille ? Pensez-vous qu’il va poursuivre une carrière cinématographique ?

Je ne m’attendais pas du tout à ce prix.
 A la suite de ce dernier, Nazif et sa famille ont décidé d’aller en Allemagne pour demander l’asile politique qui leur a été refusé. Aujourd’hui, la Berlinale les aide, elle leur paie un avocat. Ils sont toujours dans une grande misère. Avec ce film, ce n’est pas une carrière cinématographique qui s’ouvrait à eux, c’était surtout une expérience unique.
 


Vous avez dit ne pas être politicien, pourtant, vos films ont une portée politique et vous avez fondé votre propre parti… 



Je vis dans un pays dont on ne peut pas ignorer les dysfonctionnements. Je ne pouvais qu’intégrer la vie publique et politique de la Bosnie, mais soyez certains que j’aurais adoré vivre dans un pays où tout marche et où j’aurais pu me consacrer exclusivement à mon art !
 


Quelles autres réalités de la Bosnie aimeriez-vous porter à l’écran ?

La Bosnie est un pays où il y a beaucoup d’histoires à raconter, peut-être trop à mon goût… Mais c’est un fait : rien dans notre société fonctionne correctement. Je n’ai qu’à ouvrir un journal pour trouver à chaque page une nouvelle histoire à raconter. La prochaine ? L’avenir nous le dira…

 
La Femme du ferrailleur de Danis Tanovic, avec Senada Alimanovic, Nazif Mujic, Sandra Mujic et Semsa Mujic. Bosnie-Herzégovine, Slovénie, France, 2013. Grand prix du jury au Festival de Berlin 2013.