Rencontre avec Olivier Assayas

 

L'affiche d'Après mai, d'Olivier AssayasC’est un regard rétrospectif sur une page d’histoire personnelle et collective, une plongée impressionniste, une visite sentimentale. Dans Après mai, Olivier Assayas se souvient des débuts de sa trajectoire politique, artistique et émotionnelle, à l’orée des années 1970. Il en retrouve le souffle et l’élan, les espoirs et les désillusions au fil d’un récit envisagé au présent, où chaque émotion jaillit avec grâce et immédiateté. Lola Créton (Un amour de jeunesse, En ville), Clément Métayer, Félix Armand, en tête d’un harmonieux casting, offrent leur présence délicate à ce récit romanesque traqué par la mélancolie, mais gagné par la fougue et le frémissement.

 
Après mai frappe par son caractère immédiatement physique, par l’attention que vous portez aux peaux des corps et des visages de vos personnages…

C’est évidemment quelque chose dont j’ai conscience, quelque chose que je cherche : trouver des corps qui évoquent l’époque, une manière d’être ou de se tenir, c’est une affaire de casting. Au fond, ce n’est pas moi qui dirige les acteurs. Ils ont une manière d’être qui leur est propre. Après, les choses se mettent en place et j’essaie de les enregistrer le plus justement possible. Ce que vous dites correspond à la première réaction que j’ai obtenue d’une amie, la romancière Emmanuèle Bernheim, à sa sortie de la projection d’Après mai : elle y avait retrouvé des choses qui avaient à voir avec les matières des peaux des années 1970. C’est un sentiment subjectif, car elle a exactement mon âge et qu’il y a là quelque chose de lié à notre adolescence commune qui se reflète dans le film. Ce que je comprends aussi dans votre commentaire est l’écho de la narration au présent. Pour moi, il y a une reconstitution méticuleuse de l’époque, car les détails sont chargés de sens, mais il y a aussi la volonté que ces détails soient oubliés. J’ai voulu laisser mes comédiens respirer à l’intérieur des plans et c’est vrai qu’il y a à la fois un cadre qui cherche à être juste et l’espoir de dégager une zone de liberté à l’intérieur de cela.

Ce sentiment est aussi induit par la fluidité de vos mouvements de caméra qui collent à ceux des protagonistes…

Après mai © Carole BethuelCela a aussi à voir avec la manière d’avancer de la jeunesse, son intranquillité. La jeunesse, par définition, est portée par un mouvement, elle ne se pose pas. On n’est jamais réconcilié avec soi-même, on est toujours dans la nécessité d’avancer, parce que c’est seulement ainsi qu’on peut se trouver. Ce sentiment est accru dans les années 1970 qui sont déterminées par l’activisme et la transformation du monde. C’est une génération qui avait ce poids-là sur les épaules avec cette conviction que la révolution allait avoir lieu. Mai 68, trois ans auparavant, avait disqualifié la totalité des valeurs de l’époque, donc tout devait être remis en cause constamment. Tout devait être réinventé, de son propre rapport au travail, au couple, aux sentiments, aux études, aux voyages… C’est aussi cette instabilité-là que reflètent les mouvements dans le film.

Cette instabilité induit aussi une forme extrême de violence…

L’époque était violente et dangereuse. Je dis toujours que ce film doit raconter non pas ma traversée, mais ma survie des années 1970 !

Conséquence immédiate : le film d’action et le romanesque cohabitent. N’est-ce pas votre film le plus romantique ?

Oui, parce que l’époque l’était plus que ce que l’on croit. Elle était tiraillée entre cette espèce de pragmatisme assez cru et brutal qui était déterminé par les convictions politiques dogmatiques, et cet élan vers la nature, cette soif d’absolu. Ce sont des mots, mais ils étaient constamment mis en pratique. Il y avait vraiment l’injonction de mettre la totalité de ses idées en pratique. On ne pouvait pas se contenter de discours. Il y avait quelque chose de romantique dans l’idée de faire ce que les autres générations n’avaient pas fait et d’aller à l’autre bout de la route, du point de vue de la politique ou des arts. Il y avait une foi dans les idées et dans la transformation du monde, c’était à la fois violent et beau. Au fond, c’était lyrique et j’ai toujours admiré Guy Debord pour ça, pour cette constante tension qu’on sent dans son écriture entre la rigueur de la pensée et la célébration de l’existence.

Il y a aussi de cela dans l’écriture de Serge Daney…

Oui, mais Daney, lui, était terriblement dans la désillusion. Il a été très blessé, je crois, dans sa traversée du gauchisme. Il me racontait comment il avait essayé de survivre au maoïsme ambiant de l’époque en étudiant les petits livrets du chinois fondamental, en apprenant donc la langue pour sortir du carcan du maoïsme !

Avez-vous souffert, vous, du dogmatisme ambiant ?

Après mai © Guido CacialliPar chance, je n’ai jamais été victime du dogmatisme. Mon modeste engagement politique s’est fait dans le cadre d’un lycée de banlieue dont le maoïsme était absent, mais où il y avait toutes sortes de groupuscules trotskystes – les maoïstes étaient beaucoup plus présents dans les lycées parisiens et dans les universités. Et du fait de l’expérience de mon père, qui avait été engagé dans une gauche anti-totalitaire, j’avais une espèce de lucidité quant à la véritable nature de ce qui se passait en Chine ou en Union soviétique, et même très jeune, grâce à mon père, je n’ai pas été attiré par ce qui avait à voir avec la gauche stalinienne, mais plutôt par un engagement aux côtés de tendances libertaires. Au fond, de ce point de vue-là, je n’ai pas eu besoin de faire d’autocritique comme beaucoup de gens de la génération précédente, ne m’étant pas lié à des théoriciens du totalitarisme.

L’oxygène de votre film provient beaucoup de la place qu’y tient la recherche artistique…

Oui, parce que j’utilise l’art de façon littérale. Je raconte l’histoire d’une vocation réussie et d’une vocation ratée, comment la vocation de Gilles pour la peinture se défait et comment naît son rapport au cinéma. C’est une métaphore assez basique de l’histoire de chacun. La question de la jeunesse, c’est toujours celle du groupe : comment s’inscrit-on dans un ensemble et comment, pour devenir soi-même, est-on obligé de s’en détacher. C’était d’autant plus douloureux dans les années 1970 que cette période était marquée par la puissance de ce qui pouvait unir toute une génération persuadée d’être le moteur d’une révolution à venir. La déviation vers des aspirations personnelles était donc très mal vue. L’exemple le plus parlant à cette époque, c’est Jean Eustache qui fait La Maman et la putain en 1974 et face à lui, Les Cahiers du Cinéma dénoncent l’individualisme petit-bourgeois ! Il faut imaginer que ce qui fut difficile pour un des grands cinéastes de l’histoire du cinéma français était encore plus délicat pour un adolescent avec de vagues aspirations artistiques.

Comment s’est imposée à vous l’écriture d’Après mai ? Est-ce un film que vous auriez pu tourner plus tôt ?

Olivier Assayas sur le tournage d'Après maiIl y a de manière élémentaire une forme de désir vague qui vous prend un jour. Les trois quarts du temps, on oublie, parce que ça ne tient pas. Puis il y a des éléments qui reviennent. Je commence à gribouiller des notes. Quelque chose se met en route, s’arrête ou continue, mais ça ne dépend presque pas de moi, car c’est une affaire de désir. Il m’est impossible de me mettre à mon bureau et de me forcer à écrire mon prochain film. Il y a quelque chose qui veut exister et qui s’impose, et de ce point de vue-là, je n’ai jamais eu de plan de carrière. A plus forte raison lorsqu’il y a une matière autobiographique. Ce film-là s’est constitué sur un temps relativement long. Ça commence un peu lorsque je tourne L’Eau froide en 1994. Ce film a beaucoup compté pour moi, car il a changé ma manière de faire du cinéma. Mais il a aussi suscité des frustrations, car je n’ai pas saisi dans ce film des choses de l’époque qui ont à voir avec la politique et la contreculture. Je me disais qu’il y avait un film à faire là-dessus. En 2002, j’ai écrit un essai, Une adolescence dans l’après-Mai, où j’essaie de compléter L’Eau froide avec une évocation beaucoup plus précise de la manière dont j’ai traversé les années 1970 et dont je me suis constitué en tant que cinéaste. Je pensais que j’en étais quitte, mais au contraire, c’est peut-être ce texte qui a ouvert la porte à la forme de ce qu’allait devenir Après mai.

Dans le sens où vous pouviez laisser advenir le mouvement des scènes au tournage et l’accompagner plus intuitivement ?

Oui. Pour moi, un scénario est un canevas. C’est pourquoi j’ai un rapport très problématique à sa forme. Pour moi, il ne vaut pas grand-chose. C’est comme une colonne vertébrale. Il faut qu’elle tienne. Je n’ai que des préoccupations de rythme à l’intérieur d’un scénario. Il faut que ça aille vite, que les choses soient dites a minima. Et quand je tourne, en fonction de l’instant et de ce que j’arrive à constituer jour de tournage après jour de tournage, ça s’incarne, ça prend de la chair, ça commence à respirer, et tout à coup je comprends que telle scène que j’avais réduite à l’essentiel vaut peut-être la peine d’être déployée. Sur un film comme celui-ci, c’est encore plus flagrant. C’est vraiment en préparant le film que j’ai compris ce qu’il était. Quand je l’écrivais, je pensais que ce serait un petit film, une histoire d’adolescents, un peu à la Doillon, dans le contexte des années 1970, et en le préparant, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas que l’histoire de mes personnages qui était en jeu, mais bien une histoire de génération, de groupe et que les scènes collectives étaient aussi importantes, voire plus, que les scènes d’intimité. C’est pourquoi les scènes de manifestations, de concerts, d’assemblées générales se sont amplifiées.

 
Après mai d’Olivier Assayas, avec Lola Créton, Clément Métayer, Félix Armand… France, 2012. Sortie le 14 novembre 2012.