Avec C’est eux les chiens, présenté par l’ACID au 66e Festival de Cannes, Hicham Lasri a fait sensation. Etat des lieux du cinéma marocain actuel encore trop méconnu et rencontre avec un jeune réalisateur qui n’a pas fini de faire parler de lui.
Comment êtes-vous devenu réalisateur ?
Après un cursus juridique, je me suis lancé dans l’écriture de scénarios, ce qui me semblait le moyen le plus efficace pour réussir à convaincre des producteurs pour faire mes courts-métrages. Pendant mes années de fac, je caressais l’envie d’écrire des nouvelles, de créer une bande dessinée en m’inspirant du travail de Robert E. Howard et de Jack Kirby. Le moment du passage à l’acte coïncide avec une période où j’ai subi une blessure au genou en jouant au foot, ce qui m’a immobilisé un mois et m’a forcé à commencer « concrètement » à écrire. Et puis, j’ai eu aussi ma période critique de cinéma vers l’âge de 21-22 ans, grâce à l’imminent critique marocain Mohammed Bakrim, dans une grande école où je publiais des papiers à la fois décalés et parfois très sévères sur les films de « vieux réalisateurs » marocains qui sont actuellement mes collègues… Certains cinéastes se rappellent encore des errements féroces de ma jeunesse dans les pages cinéma de la presse marocaine…
Ma rencontre avec Vincent Mellili, fondateur de la première école de cinéma au Maroc, a été décisive, ainsi que celles avec les cinéastes Omar Chraibi, Hassan Legzouli, Emmanuelle Sardou et Nabil Ayouch qui m’ont permis de faire mes armes et m’ont soutenu pour tourner mes courts-métrages. Mon second long-métrage est produit par Nabil Ayouch qui avait produit mon premier court, dix ans auparavant…
C’est eux les chiens rappelle les événements marocains de 1981, les Emeutes du Pain. Plus de trente ans après, pensez-vous que les plaies se soient refermées ?
Je ne pense pas. Il y a encore des centaines de personnes disparues, des familles amputées à jamais d’un fils ou d’un père. D’un point de vue institutionnel, l’Etat marocain fait beaucoup pour réparer les débordements de l’époque, mais je pense qu’il est nécessaire que les plaies se referment pour se gangréner, il reste utile de ne jamais oublier.
Vous n’aviez que quatre ans au moment de ces événements. Quels souvenirs en gardez-vous ? Votre famille a-t-elle été touchée par ces émeutes et les répressions qui ont suivi ?
Aucun membre de ma famille n’a été raflé, mais j’ai le souvenir d’une anxiété, d’un malaise que je garde en moi depuis cet âge. Je ne comprenais pas forcement ce qui se passait, mais je me rappelle de la peur et de l’inquiétude dans les yeux de mes parents. C’est terrible pour un enfant de voir que ses parents ont peur, ça rend le monde extérieur plus effrayant. C’était une époque assez complexe. Pendant une décennie, la population casablancaise a vécu dans un climat très oppressant. Il m’a fallu découvrir les écrits de Mohammed Khair-Eddine pour avoir un retour émotionnel et créatif sur le poids de cette époque sur la société marocaine. Vers le milieu des années 1990, on a commencé à relâcher certains raflés et c’est à ce moment-là que les histoires de ces détenus ont commencé à filtrer, à nourrir notre quotidien…
C’était le bon moment, lors du Printemps arabe, d’entreprendre la réalisation d’un tel film ?
L’idée du film était de créer une sorte de parenthèse enchantée entre 1981 et 2011, de raconter le passé à travers le prisme du présent. Il était question de créer un trouble qui fait penser au personnage principal, appelé « 404 », qu’il est encore en 1981, au moment des émeutes, en jouant sur un certain flou. Ce flou était important pour pouvoir dépasser le postulat de départ : un film sur le Printemps arabe, afin de plonger dans l’intimité du personnage principal et commencer avec lui un voyage sensoriel et émotionnel. Je n’ai pas d’avis précis sur le Printemps arabe, donc, je n’ai pas forcément cherché à raconter autre chose qu’une société en mutation, d’une population qui finit par exprimer son mécontentement dans ce mélange d’agressivité et d’ironie qui caractérise les Casablancais.
Avez-vous rencontré des difficultés à produire et réaliser C’est eux les chiens, au vu du contexte politique du Maroc ?
Dès le départ, l’idée était de faire un film en « pirate », en dehors des sentiers battus et du système conventionnel du financement des films au Maroc. Il y avait aussi la volonté d’être dans cette urgence qui donne au film un cachet à la fois réaliste et fonceur. Mais à part la méfiance de certains, nous n’avons pas rencontré de difficultés particulières. Il est à noter qu’à chaque fois que l’on pense avoir franchi des lignes rouges, on réalise toujours que ces lignes n’existent pas vraiment et que malheureusement les gens sont plus sujets à une forme presque comique d’autocensure et de paranoïa qu’autre chose.
Pourquoi avoir décidé de faire un film semi-fictionnel et non un reportage ou une fiction pure ?
C’est un mélange entre la volonté de bouger vite lors du tournage et la note d’intention autour du brouillage de piste qui met le spectateur dans une position inconfortable dès le début du film (avec le parasitage sonore) ainsi que la nature du film (fiction ou documentaire). Ces partis pris nous éloignent d’une certaine indignation que peut susciter le récit d’un martyr, d’un revenant, d’un zombie arraché à sa vie, sa famille. Je voulais éviter de tomber dans la dénonciation, dans le mélodrame et dans l’émotion guimauve. L’une des références du film est le récit bouleversant de Si c’était un homme de Primo Levi, un récit terrible d’une magnifique pudeur dans sa description de la machine à broyer de l’humain…
Dans ce dispositif, la caméra avait une place importante en tant que réceptacle, mais aussi en tant que barrière. J’aimais l’idée de jouer contre la précieuse suspension d’incrédulité pour « normaliser » la présence de la caméra et donc élaborer une dramaturgie qui parfois invoque Tex Avery et la télé-réalité, comme dans la scène où la caméra se fait dérober.
Comment avez-vous organisé le casting, notamment composé de comédiens non-professionnels ?
De la manière la plus simple : on a auditionné des dizaines de personnes pour essayer de trouver les énergies et les physiques nécessaires pour rendre une certaine réalité des Casablancais. C’était laborieux, mais c’est toujours le cas.
Hassan Badida est une véritable révélation. Comment l’avez-vous rencontré ? Comment lui, avait-il vécu les événements de 1981 ?
Hassan fait partie de ma petite troupe de comédiens. On bosse ensemble depuis 2006 et notre rencontre s’est passée au moment où je préparais un projet à Agadir. Il a joué dans presque tout ce que j’ai fait, notamment dans mon premier long-métrage The End. C’est un grand monsieur du théâtre. Un être d’une magnifique sincérité et simplicité. Je pense qu’il a vécu les Emeutes du Pain de loin et a incarné le personnage sans se chercher des balises psychologiques. Il l’a incarné comme un personnage de fiction et a laissé le travail de la narration, le découpage, la lumière, le sound design créer la toile de fond autour de lui. On était d’accord autour d’un principe : la souffrance des autres est quelque chose d’indicible.
Parmi des scènes émouvantes et prenantes, il y a beaucoup d’absurde. L’humour était-il pour vous une sorte de soupape de respiration ?
La distance et une certaine ironie sont nécessaires pour ne pas tomber dans le piège de la dénonciation. Je trouve qu’il y a beaucoup de choses dans le fonctionnement de nos pays, dans le tiers-monde qui sont ridicules, risibles et qu’il ne faut pas les traiter avec colère ou indignation.
Votre film est-il sorti au Maroc ?
Le film ne sort qu’en mars dans les salles, mais depuis la projection dans le cadre de la programmation cannoise de l’ACID, il est passé dans deux festivals au Maroc. Il a remporté deux prix, il était en « coup de cœur » au Festival de Marrakech et les réactions des spécialistes et des critiques sont très enthousiastes.
Que gardez-vous comme souvenirs de la présentation de C’est eux les chiens au Festival de Cannes ?
Cela marque la naissance du film. Une belle naissance. On a réussi à trouver un distributeur sur place, Nour Films (Isabelle Benkemoun & Patrick Sibourd), qui fait un travail formidable pour la sortie du film sur le territoire français.
Comment pensez-vous que le film va-t-il être reçu en France ?
A travers mes rencontres avec la presse, avec les programmateurs, le public des festivals, je trouve que les réactions sont chaleureuses, encourageantes et très positives. On a reçu deux prix en France en plus de la sélection ACID : le Coup de cœur du public de Besançon lors des 13e Lumières d’Afrique et le Prix du jury lycéen au 11e Festival du film africain d’Apt. Donc j’espère que le film trouvera son public !
Le film se termine par un générique heavy metal surprenant. Pourquoi ce choix ?
Le film commence avec un individu muet qui retrouve sa voix et logiquement le film se termine avec un individu qui hurle contre la lune. Je suis un grand fan de trash metal et je trouvais à la fois comique et logique que le film se termine dans les hurlements assourdissants d’un morceau de heavy metal marocain. Les Emeutes du Pain, comme le Printemps arabe, ne sont que la chronique d’un peuple qui retrouve la force de hurler son mécontentement.
Vos sources d’inspiration pour le film se retrouvaient-elles dans le cinéma ou le reportage ?
L’une des lointaines références au film est Punishement Park de Peter Watkins. Mais quand on sort dans la rue pour tourner un film, on n’a jamais de références devant les yeux, mais surtout l’envie de ne pas trop se planter ou de ne pas respecter le plan de travail. Durant l’élaboration du scénario, je me suis vaguement inspiré de L’Odyssée d’Homère pour raconter le retour de 404. J’aime le côté « jeu vidéo » de ce voyage, où l’on passe d’un niveau à un autre en affrontant un personnage qui sort du passé…
Quels sont vos projets ? Allez-vous continuer à dénoncer ce qui ne va pas dans l’histoire politique du Maroc grâce à la fiction ?
Je suis actuellement en résidence à la Cinéfondation de Cannes pour terminer la rédaction de mon prochain projet. Je ne suis pas un activiste, mais un observateur armé de lucidité. Ce qui me motive, c’est d’abord le désir de raconter des histoires différentes, qui me touchent et me donnent le courage d’écrire, de réaliser et de monter sans forcément m’appuyer sur un contenu politique. Je tourne mon prochain film l’année prochaine et ce sera le récit d’une glaciation émotionnelle, la terrible journée d’un homme coincé sur un pont. Il va croiser le chemin d’un enfant qui, paradoxalement, va lui apprendre la vie et injecter de l’âme dans son corps. Même si la description peut paraître ronflante, c’est un film plus doux que C’est eux les chiens !
Quelle est la situation de l’industrie cinématographique au Maroc ?
Les choses bougent depuis une dizaine d’années, le cinéma marocain est présent dans presque toutes les grandes manifestations. On produit de plus en plus de films, donc forcément, les films gagnent en ambition et en qualité. C’est une émulation intéressante où l’on voit beaucoup de premiers films et un dialogue intéressant entre trois générations de cinéastes. Ceci dit, faire un film est le voyage solitaire d’une personne qui porte une histoire et cherche à la partager avec le plus grand nombre. La fabrication d’un film, c’est comme une île abandonnée, jusqu’au moment où un public s’y intéresse et crée un destin à part pour chaque film.
C’est eux les chiens… de Hicham Lasri, avec Hassan Badida, Yahya El Fouandi, Imad Fijaj et Jalal Bouftaim. Maroc, 2013. Programmation Acid Cannes 2013. Sortie le 5 février 2014.