Grave, de Julia Ducournau

 

Sœurs sourires

Grave, de Julia DucournauAprès Somos lo que hay et son remake américain, We Are What We Are – tous deux présentés à la Quinzaine, et avant The Neon Demon, de Nicolas Winding Refn, présenté cette année en Compétition, on peut dire que le genre exploré par Julia Ducournau pour son premier film est déjà bien balisé sur la Croisette. Il en faut pour épater le festivalier blasé. Et pourtant, la jeune réalisatrice semble apporter un regard inédit.

D’abord, parce qu’elle raconte avant tout l’histoire de l’émancipation d’une jeune fille. Déjà fille de vétérinaires, elle rentre en école vétérinaire à la suite de sa sœur. Les traditions et la transmission sont des valeurs familiales, on le comprendra. Végétarienne convaincue – une autre valeur de son éducation -, le bizutage qu’elle subit, et au cours duquel elle doit ingurgiter des reins de lapin, bouscule ses certitudes. Justine découvre le nouveau visage de sa sœur aînée, Alex, elle déjà sortie du cocon et du carcan familial. Elle se découvre aussi une appétence insoupçonnée pour la viande rouge et des pulsions auxquelles son corps ne l’avait pas habituée. Julia Ducournau filme avec une justesse bluffante cette période de la fin de l’adolescence, cette confrontation avec un nouveau soi où il s’agit d’arbitrer entre les valeurs que l’on s’est vu transmettre et celles que l’on se construit, de trouver sa voie entre les envies héritées et ses désirs profonds. La réalisatrice filme toutes ces contradictions et la transformation progressive de la jeune fille à la jeune femme au plus près des corps et par le prisme du tabou ultime. Car, depuis Carrie, on sait bien que le film de genre a toujours été une manière de matérialiser les bouleversements intérieurs de cet âge particulier. Les litres de sang déversés, les soudaines attaques sur les corps n’étant que le reflet d’une transformation physique et de pulsions qu’il s’agit d’apprendre à décoder.

Parce que l’histoire de sa déviance commence par sa relation avec sa sœur, la jeune Justine brise là deux tabous en un seul. Une relation entre sœurs dont toutes les composantes sont explorées : elles sont à la fois jalouses et complices, solidaires et rivales, mais liées l’une à l’autre de manière irrémédiable. La grande sœur accompagne sa cadette, lui montre la voie, parfois avec brutalité, parfois en lui tenant la main – avec ce qu’il en reste. La petite sœur suit son aînée pour le meilleur et pour le pire, cherche son approbation tout en cherchant à s’affirmer. Rarement cette relation fraternelle aura été décrite avec tant de vérité. Une relation tumultueuse, pouvant basculer à chaque instant dans la violence, mais réservant aussi une intimité rare. Par l’histoire de ces deux sœurs, Julia Ducournau signe un film très féminin en ce qu’il montre à la fois le corps des femmes sorti de toute séduction, et dans sa crudité la plus banale, et celui des hommes comme objet de désir. Elle signe également un film d’une modernité revigorante, par ses dialogues très justes (et drôles) portés par des acteurs à la hauteur, et surtout par sa mise en scène rythmée, jouant des lumières, des couleurs et des décors, reflétant à la fois l’énergie de la jeunesse, parfois son apathie, et l’alternance des deux. Bref, un film de genre français et féminin réussi. Des mots qu’on ne pensait jamais pourvoir associer.

 
Grave, de Julia Ducournau, avec Garance Marinier, Ella Rumpf, Rabah Naït Oufella, Laurent Lucas… France, Belgique, 2016. Sélectionné à la Semaine de la critique 2016.