Petit homme souriant, aux épaules larges et aux yeux rieurs, l’autocrate Ceausescu n’a pas forcément la « gueule de l’emploi ». Il ressemble plus au concierge de mon immeuble qu’à Staline ou Mao. Et pourtant.
« Nous avons vécu avec lui chaque jour de notre vie, mais nous n’avons jamais vraiment réussi à le connaître. » Ce n’est pas à son hamster qu’Andrei Ujica fait référence, mais bien à Nicolae Ceausescu. Car derrière les images officielles du pouvoir, des mains de Sarkozy tendues vers les ouvriers aux tapes de Chirac sur les croupes des bovidés, il y a avant tout de la communication. Les hommes de pouvoir mentent, font mentir les médias, et se dévoilent finalement très peu. Ce n’est pas à vous qu’on l’apprendra, enfants de la pub, qui avez vu Bernard Menez briguer un mandat en 2007.
Pour réaliser L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu, ultime volet de sa trilogie sur la chute du communisme, Ujica aura visionné plus de 250 heures de rushes, créé des scènes à partir du montage de séquences, puis monté ces scènes dans leur succession, pour aboutir à un film documentaire de trois heures entièrement réalisé à partir d’archives. Sans voix off. Ni bande-son. Ni sous-titres explicatifs (à part la traduction en français, rassurez-vous). En ce sens, son titre est tout à fait provocateur : L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu, ou ce qu’il aurait aimé que son peuple garde de lui à travers des images diffusées par le pouvoir. Autant vous dire qu’une bonne dose d’humour noir va être nécessaire pour passer trois heures avec ce type (sans oublier que ce ne sera rien en comparaison de ses vingt-cinq ans de règne), homme dévoué, prêt à défendre son peuple et à faire triompher une idéologie pour le bonheur de tous.
Les archives officielles se succèdent donc, avec Nicolae en pleine partie de backgammon à la plage, Nicolae regardant un défilé depuis son balcon, Nicolae en traîneau à la montagne, Nicolae rendant visite à des chic types (Pol Pot, Kim Il-sung, Richard Nixon), Nicolae condamnant l’invasion de la Tchécoslovaquie, Nicolae… Stop. Derrière cet éloge de façade, le bâtiment se fissure peu à peu. Andrei Ujica parvient à semer du doute et de l’ironie tout au long de son film, notamment par le choix de ses images et leur montage. Il nous montre que l’histoire, plus que bégayer, ricane parfois. Par exemple lorsque Ceausescu rend visite à la reine Elisabeth en 1978, et que le caméraman zoome fortuitement sur l’affiche de ‘Deep Throat’, alors en salle. On pense : aura-t-on la gorge assez profonde pour avaler autant de couleuvres ? Ou : gorges profondes ou pas, les Roumains n’ont pas dû avaler grand-chose entre 1981 et 1989 vu les mesures de rationnement. L’histoire ricane aussi (jaune) lorsqu’on voit le Conducator visiter en petit train les studios Universal de Los Angeles. On se dit : c’est peut-être de ça dont il rêvait pour la Roumanie, un décor de cinéma vide, une pure architecture fonctionnelle et rentable, sans camarades à gouverner. Et de fait, en 1984, il fera raser le centre historique de Bucarest pour ériger le palais présidentiel. En 1988, il aura pour projet de détruire 7 000 villages et de regrouper la population roumaine dans 600 agrovilles. Le rêve communiste, bientôt devenu cauchemar, en marche.
De ce point de vue la dernière heure de film est particulièrement intense, et riche en plans à double-sens. Ujica utilise également un procédé simple mais efficace : le parasitage sonore. Rappelons que lors des deux premières heures de film, le son accompagnant les images est d’origine. Ce qui veut dire que parfois il n’y en a pas, que souvent l’épais grain du silence de pellicule se substitue à un discours ou une musique d’ambiance. Pourtant, au début de la troisième heure le réalisateur sabote discrètement son parti pris en introduisant, sur un fond noir, du bruit avec un cri féminin saturé plus qu’inquiétant. Aussi, quelques minutes plus tard et pour l’anniversaire de Ceausescu, après un interminable défilé de bouquets de fleurs tous plus baroques les uns que les autres (le maximalisme, une autre tare du communisme), Ujica introduit des images d’un orchestre sinistre jouant faux et à côté du temps. De quoi gâcher la fête, et rendre dissonantes ces images de célébration.
Pari fou et risqué autant pour le producteur (souvent proche de ses sous) que pour le spectateur qui s’engage dans la salle (surtout proche de ses sous quand la place de ciné avoisine les dix euros), le film captive immédiatement et durablement. Son parti pris formel, radical – à savoir : se servir de la pureté documentaire pour interroger les consciences –, lui permet de questionner en profondeur le documentaire, qui endosse peut-être trop souvent le rôle de leçon d’histoire. Ujica se demande : que retenir de cette période, et du communisme ? Comment comprendre ces images ? Quelles leçons en tirer ? L’exercice peut s’avérer difficile, car il suppose de solides connaissances sur la période pour tirer toute la substance de cette Autobiographie. Il n’en reste pas moins passionnant, voire essentiel, d’autant que le spectateur a l’avantage de pouvoir examiner le cadavre (1965-1989) à la morgue, de juger de l’histoire et non de l’actualité. Cette même distance qui nous fait cruellement défaut lorsqu’il s’agit de comprendre notre propre époque.
L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu (Autobiografia lui Nicolae Ceausescu), d’Andrei Ujica. Roumanie, 2010. En salle le 13 avril 2011.