Bohren & der Club of Gore

 

Essai cinématographique sur un groupe cinématographique

Bohren & Der Club of Gore - BeileidVous êtes finalement arrivé en face de l’établissement qu’on vous a conseillé. Il est en centre-ville, au cœur de la Ville, comme vous le souhaitiez, et pourtant vous détestez ce terme « cœur », une ville, cette Ville, n’a pas de cœur, juste des artères qui ne mènent nulle part, des veines de sang chaud qui se terminent en cul-de-sac. Tu verras, ça n’a pas l’air de grand-chose, mais c’est un endroit particulier, très charmant. C’est mon ami Bohren qui le tient. Il est allemand, mais c’est pas grave. Le voilà, cet hôtel qui sera votre destination finale. Votre port d’attache désormais. Le Club Of Gore. Ça n’a l’air de rien, en effet. Le néon en guise d’enseigne clignote, la façade a vu de meilleurs jours. Situé dans une ruelle à l’écart du grand boulevard, il a été dur à repérer. Personne d’ailleurs ne connaissait cette adresse, personne ne vous a vraiment parlé non plus. Les gens s’enferment dans le silence, peut-être par habitude, ou pour se protéger. La Ville, après tout, est pleine d’inconnues, des visages à oublier au plus vite. Un homme est assis au volant de sa voiture garée à quelques mètres de l’entrée. Il regarde dans le vide. Immobile. Il habite ici. Ou alors, il se cache, reprend des forces avant d’affronter à nouveau l’horrible routine de sa soirée préconçue. Voici son espace de liberté. Sa case à lui. Vos regards ne peuvent pas se croiser. Vous n’êtes même pas conscients l’un de l’autre.

Le réceptionniste ne s’appelle pas Bohren et ne connaît personne de ce nom et ne peut pas vous faire la chambre à tarif préférentiel. Le Gore Motel n’est pas une quelconque auberge, c’est un lieu de choix, le refuge des artistes et des âmes en quête de rédemption. Mais ses paroles vous donnent mal au crâne. Vous prenez une chambre, vous verrez plus tard pour cette histoire d’allemand. Il faudra monter vous-même vos bagages ou attendre que Conway revienne s’en charger, mais il a disparu il y a deux jours, une histoire de concert… Le réceptionniste qui ne porte pas de badge et ne donne pas son nom vous indique que l’ascenseur aussi est en panne. Comme les télévisions. Toutes. Il faudra monter à pied au troisième étage. Le long du couloir qui mène aux étages, il y a des affiches des films de Bruce Lee. Sur la clé de votre chambre, la 321, vous sentez encore la moiteur des mains du réceptionniste. Vous n’osez pas trop les toucher et vous vous demandez s’il en restera quelque chose sur l’intérieur de vos poches, s’il ne faudrait pas laver ce pantalon tout de suite pour être sûr de vous débarrasser de cette moiteur. Trois étages, des escaliers étroits. Ce n’est pas un hôtel de rêve mais on vous a promis un lieu particulier, l’espace, paraît-il, est sidérant. Pourtant de l’extérieur le bâtiment est relativement petit, on a vite fait le tour. Ça y est le voyage commence à vous peser et vous sentez qu’il vous faut un lit, pour arrêter de penser pour faire le vide et ne plus imaginez ce que vous allez faire parce que c’est innommable et que vous êtes ici pour accomplir une tâche précise mais le son de vos pas est assourdissant et les murs sont poisseux et les lumières dansent un tango le tango des asticots la pièce qui est la vôtre la 321 bascule et tangue et vous avez froid et vous avez envie de crier mais ce n’est déjà plus possible alors il faut sombrer

Bohren & Der Club of Gore - Gore MotelVous vous réveillez au coucher du soleil. Le lendemain ou deux jours après. Personne n’a laissé de message et selon le réceptionniste il n’y a pas de restaurant intéressant dans les parages. Alors vous vous mettez en route. En marche plutôt. Puisque vous avez décidé d’arpenter la Ville à pied. Même si l’idéal serait d’avoir une voiture, un chauffeur et de parcourir la nuit tous feux allumés pour en arriver au bout et enfin savoir ce qui se cache derrière le masque d’obscurité. Les magasins ferment un à un, les passants changent d’allure. Rien ne vous inspire et tout vous parle. L’indécision est votre lot commun alors vous dissimulez votre incapacité en prétendant comparer les prix. Mais personne ne vous suit pour vérifier et ce n’est que vous à qui vous mentez. Il y a là-bas un restaurant quelconque, une cantine, un endroit anonyme et pas cher qui sera parfait, mais vous tournez autour pendant un quart d’heure avant de faire mine d’être satisfait et les démons auxquels vous vous adressez ne sont pas dupes non plus, ils détestent cette comédie. Le Sunset Mission est parfaitement adapté à vos besoins. On y mange correctement et on vous sert rapidement. Ce n’est pas la peine de prolonger le plaisir, vous refusez un café qui vous est offert et vous fuyez dans la nuit, tel un loup égaré, un loup qui voudrait être blessé pour retrouver ses crocs et sa rage mais dont la force de vie est presque nulle. Les gens qui vous croisent pensent plus à un fantôme, si tant est qu’ils vous aperçoivent vraiment. Il est l’heure de rentrer, vous avez trop marché. Vous avez tout vu, les trottoirs et les égouts et les lumières et les animaux et le froid et les métaux… Ce n’est rien, juste la déception de ne pas avoir encore compris la Nuit. Vous reviendrez. Enfin, c’est ce que vous croyez.

Vous en êtes sûr désormais. Il y a du bruit dans la chambre d’à côté. La dernière fois que vous avez croisé le réceptionniste – il n’est jamais à son poste et il faut avoir la chance de le voir dans un couloir pour décrocher de maigres informations de sa part – il vous a assuré que vous étiez le seul résident de cet étage. D’ailleurs c’est la saison morte, il y a quelques personnes aux cinquième et septième étages, c’est tout. Mais le bâtiment n’a que trois étages. Vous avez compté et recompté. Pourtant, les escaliers vous ont bien mené au cinquième et au septième. Ils allaient encore plus haut, mais le courage vous a lâché. Maintenant le réceptionniste est introuvable. Et il y a quelqu’un à côté. Comme quelqu’un qui se serait réveillé dans son cercueil au plus profond de sa tombe, noir maximum des ténèbres insoupçonnées… Des grattements, des gémissements étouffés, la texture de l’angoisse. Ce n’est pas la peur qui vous saisit pourtant, plutôt l’inquiétude. La douloureuse appréhension d’un danger à venir. L’imminence d’un moment traumatique qui annonce déjà l’ampleur du territoire qu’il va détruire en vous. Une statue d’ange sur le bâtiment d’en face, vous la voyez de votre fenêtre, une moulure de mauvaise qualité qui vous nargue. Il ne se passe rien quand vous frappez contre le mur ou la porte d’à côté. Peut-être est-ce dans votre esprit, ce raffut, les contours d’une démence qui est en train de naître… La crainte irrationnelle d’être un personnage de roman à la merci d’un auteur malade. La Terre est noire. C’est la dernière ligne de la dernière chanson que vous avez écoutée. Black Earth. Ce lieu est immonde. Ce lieu est immense. Les étages, si ce n’était que ça ! Les chambres qui apparaissent et disparaissent. Parfois le couloir se termine au numéro 328. Parfois il vous arrive de contempler la porte de la 350 et de trembler à l’idée de rencontrer un résident. Tout cela est arrivé et arrivera encore.

Bohren & Der Club of Gore - DoloresLe réceptionniste a frappé à votre porte hier. Jours et nuits sont devenus le même tissu de mensonges qui ne vous intéressent plus. Il a retrouvé votre carnet et en vous le remettant, il n’a pu s’empêcher de sourire. Il était au sixième. Cet homme sait parfaitement que le sixième étage vous terrifie. Que c’est de là-haut que proviennent les bruits d’à côté (vous l’avez bien compris, seul un idiot serait tombé dans le piège). Sa main, vous redoutiez cet instant évidemment, n’était plus moite. On aurait dit celle d’un spectre. Ces doigts ont glissé sur les vôtres, en y laissant une fine trace de froideur, rien de désagréable en fait, une caresse d’outre-tombe… Geisterfaust, dit-il. Vous invitant donc à enfin franchir le pas. Vous étiez venu pour quelque chose de précis au départ, non ? Où est votre détermination, quel est votre objectif désormais ? Le Club of Gore a englouti vos rêves, pour mieux sublimer les sombres recoins oubliés de vos espoirs trahis. Allez-y, allez au sixième. Vous êtes attendu.

Avouez-le. Vous vous attendiez à la Red Room. A l’Interzone. A l’Enfer, au moins ça. Mais pas au même couloir que celui que vous observez depuis… trop longtemps. Au moins, ici, toutes les chambres sont ouvertes. Et les fenêtres donnent sur un paysage sans jour et sans nuit, ce qui est, il faut l’admettre sans mauvaise foi, très reposant. Mais bon, tout de même ! Pas de personnages étranges. Pas la trace d’un diablotin, même pas le réceptionniste qui se révélerait être Dieu. Ou un tueur en série, peu importe. Et puis, lentement, ça monte en vous. Et là, la douleur se rappelle à vous parce que jusqu’ici vous avez tout fait pour la faire taire. La douleur qui, quand elle porte un nom espagnol, donne envie de danser et de boire. Dolores. Il y a de la musique en arrière-fond. Quelque chose de contemporain, ça ressemble à un orgue qu’on saigne. La poussière au fond de votre gorge commence à vous gratter, il est évident que cet étage n’est pas innocent. Que c’est ici et seulement ici que vous serez en mesure de trouver ces réponses que vous avez cessé de chercher. Parce que la Ville n’est rien que la projection floue et approximative des profondeurs de cet hôtel. De toute façon cela fait longtemps que vous n’êtes plus sorti. Quand vous avez compris que ce lieu est infini à l’intérieur. Depuis vous vous perdez tout le temps, vous avez fait du Labyrinthe votre religion. Il n’y a plus de temps ou de place pour les horaires. Vous qui étiez venu chercher le réconfort, un espace pour créer… Ici, au sixième, tout est à portée de main. Il suffit d’ouvrir une porte. D’ailleurs où est votre carnet ? Vous ne savez plus dans quelle pièce ? Parfait, c’est ainsi qu’il va grandir et se nourrir de secrets. Quand il vous reviendra je ne serai plus là.

Beileid. Condoléances. C’était inévitable. Vous avez quand même remarqué que vous rêvez en allemand ? Il reste une dernière chambre au fond. Il serait peut-être bien d’y jeter un œil, non ?

Bohren & Der Club of Gore - Piano NightsUn piano bar dans un endroit pareil ? Piano Nights, évidemment. Les chuchotements reprennent, un tintement de verres, un livre que l’on feuillette puis qu’on oublie de terminer, les sons d’une nostalgie intacte. Vous êtes résident maintenant. Le réceptionniste vous serre la main et vous adorez ça. Parfois, dans la fumée qui se dégage de votre lit, vous pensez entendre la mélodie qui vous a attiré ici à l’origine. Peut-être. Toute votre existence ne fut qu‘un chemin hasardeux vers une perte de connaissance. Et sous la lumière rose du sixième vous avez retrouvé la signification de votre agitation. Vous avez toujours habité le Club of Gore. Il n’y a pas eu de temps où vous n’avez pas été ici. Vous n’avez fait que rêver un ailleurs, imaginer un monde de rues. Mais vous savez qu’il n’y a rien d’autre que Vous, dans ces murs décrépis, sous cette moquette infestée, dans ces draps moisis, dans ce verre abandonné. Et Vous et Moi n’avons jamais eu autre visage que celui-ci. Nous sommes la nuit, nous sommes des particules éternelles dans ce brouillard urbain et notre chant se propage dans les chambres inconnues de cet hôtel malfamé.

 
Bohren und der Club of Gore est un groupe allemand de jazz/ambient originaire de Rhénanie-du-Nord-Westphalie.
Leur dernier album
Piano Nights est sorti le 24 janvier 2014 chez Pias.
La discographie de Bohren & der Club of Gore se trouve en écoute sur Spotify.

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