Le roman porno japonais de la Nikkatsu

 

La Femme aux seins percés, de Shogoro NishimuraLevons tout de suite une première ambiguïté : le roman porno japonais n’est pas pornographique. L’appellation « roman porno », en entier « romanesque pornographique », était davantage une idée marketing des studios Nikkatsu qu’un certificat d’authenticité. Et aussi une façon de faire dans le cinéma érotique en coupant avec la production de l’époque, réservée à quelques sociétés indépendantes et labellisée « pinku eiga » (pour « cinéma rose »).

Si la Nikkatsu marche sur les plates-bandes du pinku eiga au début des années 1970, c’est pour tenter de contrecarrer le préjudice subi par la généralisation de la télévision dans les foyers à la fin de la décennie précédente. Les salles de cinéma se vident, les Japonais que le train de l’industrialisation rattrape à grande vitesse préfèrent rester chez eux, au chaud, à mater la télé. Les trois grands studios sont touchés – la Toho, la Shochiku et la Nikkatsu –, et la dernière a cette idée lumineuse : quoi de mieux que des films érotiques pour que les hommes – et pourquoi pas, les femmes – remettent les pieds au cinéma ? Sitôt dit, sitôt fait, et la compagnie Nikkatsu enrôle acteurs, actrices et réalisateurs « maison » pour se reconvertir momentanément dans le roman porno. L’objectif étant d’engendrer suffisamment de bénéfices pour continuer parallèlement à financer des films « classiques ».
 

Nouveau genre

Portraits de la beauté soumise, de Masaru KonumaComme le pinku eiga, le roman porno est caractérisé par un tournage court (environ deux semaines) pour un budget réduit. Mais la singularité de ces films est de s’offrir les services de véritables réalisateurs, désireux de ne pas succomber dans l’écueil du film porno au scénario inexistant. Levons donc ici une seconde ambiguïté : les films roman porno ont toujours respecté la censure, très forte au Pays du soleil levant. C’est la commission Eirin qui y régule depuis 1949 le cinéma. Elle est plus proche du code Hays que de notre bonne vieille Commission de classification. Mais si le code Hays n’a pas résisté à l’évolution des mœurs (il est abandonné au milieu des années 1960), Eirin est toujours bien présente au Japon. Parmi les règles en matière de sexe, interdiction de montrer les parties génitales, et surtout, pire que de nourrir un Mogwaï après minuit, défense absolue de représenter les poils pubiens féminins (Hays avait ses nombrils, Eirin a ses poils). Il y a encore quelques années, Perfect Blue (1998) du regretté Satoshi Kon a échappé de peu à la censure parce que le film montrait distinctement les poils pubiens de son héroïne.

C’est donc avec ces règles rigoureuses que les réalisateurs de la Nikkatsu devaient composer : d’un côté, ne pas montrer de parties génitales ; de l’autre, insérer obligatoirement une scène de sexe toutes les dix minutes. Au milieu de tout ça, les cinéastes ont eu carte blanche pour réaliser de véritables films au scénario souvent subtil et aux images… léchées. La voilà, la singularité du roman porno japonais : de l’érotisme, mais de qualité.
 

Ô fantasme

La Chambre noire, de Kirio UrayamaDevant l’impossibilité de montrer des rapports directs, c’est surtout les situations qui seront privilégiées dans les films de la Nikkatsu, odes aux fantasmes, faisant de l’érotisme un rêve éveillé et non la retranscription du simple acte sexuel. Particularité toute japonaise : en termes d’érotisme, le pays du monde flottant a toujours préféré le désir à l’acte, l’exemple le plus mythique pour l’Occidental étant la geisha, qu’on situe faute de mot adéquat entre la prostituée et la dame de compagnie. Il s’agirait d’une forme de masochisme, dans lequel l’homme brûlerait d’un désir inassouvi, un peu comme les vieillards excités et impotents des Belles Endormies, le clairvoyant roman de Yasunari Kawabata.

Ainsi parmi les quelque 1100 films tournés entre 1971 et 1986, les genres et les situations se sont perpétuellement renouvelés. Du drame intimiste à la comédie érotique en passant par le thriller ou même la science-fiction, le roman porno s’est réinventé pendant quinze ans et a laissé la part belle au genre sadomasochiste, participant probablement de la persistance du cliché de perversion (bondage, fétichisme, soumission, humiliations diverses) qui colle aux Japonais(es).

Quelques-uns des réalisateurs phares du roman porno lui donnèrent une identité : Chusei Sone, dont la noirceur caractérise la contre-culture de l’époque, Masaru Konuma, pape du SM aux œuvres troublantes, Noboru Tanaka, dont les mystérieuses images et l’esthétique soignée émancipent le roman porno du genre pornographique, et d’autres comme Kirio Urayama (qui, avant de mettre en scène la variation sur le désir La Chambre noire, avait réalisé le drame poignant Une jeune fille à la dérive) vinrent compléter une collection riche d’enseignements sur une société japonaise en pleine mutation. Notons aussi que d’autres réalisateurs se sont affirmés dans le genre érotique sans appartenir à la Nikkatsu : les premiers films de Kiyoshi Kurosawa, l’œuvre globale de Koji Wakamatsu, L’Empire des sens de Nagisa Oshima (dont la même histoire avait déjà été réalisée sous le label « roman porno » un an auparavant : La Véritable Histoire d’Abe Sada)…
 

Contre-culture jouissive

Prisonnière du vice, de Akira KatoAlors qu’en Occident à la même époque le courant de la sexploitation, notamment représenté par Jess Franco, Tinto Brass et Russ Meyer (la fameuse série des Vixen), donnait à jouir des formes imposantes de ses héroïnes, l’équivalent japonais se montrait donc volontiers plus subversif, et contrairement aux apparences, donnait un rôle conséquent à la femme, maître de son destin – même s’il était de devenir une esclave sexuelle.

Pour ces raisons, le roman porno appartient désormais à la culture pop japonaise, s’étant nourri de la société nippone, ayant influencé la production cinématographique générale et l’imagerie manga. Tombés dans la désuétude au milieu des années 1980, alors que les mœurs évoluent et que l’arrivée de la vidéo permet à la production pornographique (appelée AV, pour « adult videos ») une expansion constante et une jouissance immédiate du corps, les films érotiques et particulièrement les romans pornos de la Nikkatsu ont été redécouverts au début des années 2000 et plébiscités par un public mixte qui a su trouver dans ceux-ci d’authentiques qualités artistiques. Car si ces films dévoilent bien moins que ce que nous sommes désormais habitués à voir sans sourciller, c’est justement la frustration et le désir provoqués par l’attente qui les rendent si forts encore aujourd’hui. A quand une rétrospective intégrale en France ?

 
Pour continuer : depuis 2010, Wild Side a entrepris de rééditer quelques-uns des meilleurs titres roman porno de la Nikkatsu. Voici ceux déjà parus :
La Femme aux seins percés, de Shogoro Nishimura (1983)
Osen la maudite, de Noboru Tanaka (1973)
La Chambre noire, de Kirio Urayama (1983)
L’Eté de la dernière étreinte, de Kishitaro Negishi (1979)
Prisonnière du vice, de Akira Kato (1975)
L’Ecole de la sensualité, de Noboru Tanaka (1972)
Hong Kong requiem, de Masaru Konuma (1973)
L’Epouse, l’amante et la secrétaire, de Katsuhiko Fujii (1982)
Cinq secondes avant l’extase, de Yojiro Takita (1986)
Journal érotique d’une infirmière, de Chusei Sone (1976)
Graine de prostituée, de Chusei Sone (1973)
Le Doux Parfum d’Eros, de Toshiya Fujita (1973)
La Leçon de choses de mademoiselle Mejika, de Chusei Sone (1978)
Le Violeur à la rose, de Yasuharu Hasebe (1977)
Fleur empoisonnée, de Katsuhiko Fujii (1980)
Journal érotique d’une secrétaire, de Masaru Konuma (1977)
Harcelée !, de Yasuharu Hasebe (1978)
Chasseur de vierges, de Koretsugu Kurahara (1977)
Esclave sexuelle, de Katsuhiko Fujii (1981)
Dans l’arène du vice, de Masaru Konuma (1977)
Portraits de la beauté soumise, de Masaru Konuma (1980)

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