A table avec Naomi Kawase et Kore-eda Hirokazu

 

Bon appétit

Notre petite soeur, de Kore-eda HirokazuProjetés le même jour au Palais de ce 68e Festival de Cannes, An de Naomi Kawase et Notre petite sœur de Kore-eda Hirokazu. Deux films qui donnent du sens à la gastronomie.

Les deux cinéastes japonais ont souvent monté les célèbres marches du Festival de Cannes. En 2013, Kore-eda dévoilait Tel père, tel fils, l’histoire d’un échange de bébés à la maternité. L’année dernière, en 2014, Naomi Kawase y livrait l’un de ses plus beaux films, Still the Water. Tantôt heureux au palmarès (le Prix du jury pour Tel père, tel fils), tantôt moins (Still the Water oublié du jury), ces deux-là constituent pour l’Occident de fiers représentants du cinéma nippon. Pourquoi Notre petite sœur de Kore-eda Hirokazu est projeté en compétition, en lice pour la Palme d’or, et An, de Naomi Kawase, « relégué » à la section Un Certain Regard, nul ne peut le savoir. Ce qui est sûr, c’est qu’alors que leurs précédents films ne partageaient que lointainement des sujets, ceux-là ont de nombreuses choses en commun – et même une actrice merveilleuse, Kirin Kiki.

An, de Naomi KawaseIl y a différentes façons d’appréhender une culture. Pour embrasser une société – et ses membres –, on peut passer par l’art, par l’économie. Par le sport. Ce qui est plus rare, c’est les pas de côté : au Japon par exemple, la gastronomie, tout à la fois art et artisanat, lien social et rite. Notre petite sœur n’est pas à proprement parler un film qui parle de la nourriture, mais, en bon cinéaste biberonné par les œuvres de Yasujiro Ozu, Kore-eda aime les séquences autour d’un bon repas, qu’il distille aux moments opportuns. Là où des cinéastes d’action mettraient une scène de course-poursuite pour faire avancer l’intrigue, Kore-eda place un déjeuner. C’est au cours du repas – ou en le préparant – que les quatre sœurs du film, abandonnées de parents tantôt morts, tantôt démissionnaires, vont parler de leur famille, de leurs attentes, de leurs craintes. La nourriture, alcool y compris, permet de se remémorer les bons souvenirs comme les mauvais, de grandir et de progresser.

An donne aussi à la gastronomie une place prépondérante. C’est l’histoire de Sentaro, gérant d’une boutique de dorayakis, ces délicieuses pâtisseries japonaises fourrées à la pâte de haricots rouges (« an »). Un jour une vieille femme, Tokue (la comédienne Kirin Kiki, par ailleurs actrice fétiche de Kore-eda), lui propose de l’aider et lui apporte une pâte qu’elle a préparée elle-même. Sentaro refuse d’abord, avant de goûter ladite pâte, délicieuse. Ensemble, ils vont redonner vie à la boutique.

Kirin Kiki dans An, de Naomi KawaseDerrière ce sujet a priori léger se cache un film à l’infinie intensité. Comme dans Notre petite sœur, préparation et dégustation de mets constituent des moments clés du film. A cela près qu’à travers cette petite faiblesse nippone, Naomi Kawase livre une œuvre pleine de grâce et merveilleuse, d’une justesse incroyable. Les dorayakis du sujet sont un prétexte à une progression constante de l’intrigue, qui dépasse largement le cadre professionnel d’une boutique. Sentaro et Tokue, deux laissés-pour-compte à leur façon, vont apprendre chacun l’un de l’autre. L’un reprendra goût à la vie ; l’autre se frottera de nouveau à un monde qui l’a violemment exclue, et transmettra son savoir-faire.

Un savoir-faire qui englobe la préparation de la pâte de haricots rouges, mais qui s’étend bien au-delà. Entre Tokue et Sentaro, c’est le choc des générations. Si le Japon reste encore pour nous Occidentaux, une nation mystérieuse, quoique souvent réduite soit au bouddhisme zen, soit aux perversions sexuelles, elle est pour les Japonais un pays dont la face change radicalement et à toute allure. Ce que fait Naomi Kawase, c’est exprimer les croyances animistes et chamaniques qui sont au cœur de l’existence. Tokue ne se contente pas de cuisiner des haricots, elle les remercie pour le bien-être prochainement procuré, elle les invite « à faire connaissance avec le sucre », elle les écoute et les ressent.

Des dorayakis !En japonais, on ne dit pas « bon appétit » mais « itadakimasu ». La formule peut être traduite par « je reçois ». Elle n’est pas destinée aux autres convives mais à soi-même : « itadakimasu » exprime la déférence envers des dieux archaïques et une nature toute-puissante, qui offre à l’humanité ses bienfaits. Tokue respecte la vie, où qu’elle soit. Comme des millions de Japonais chaque année, elle chérit aussi la courte période de floraison des cerisiers – « Hanami », une dizaine de jours au début du mois d’avril –, se laissant d’ailleurs porter par le vent qui agite les branches des cerisiers en direction de l’échoppe de Sentaro. Dans An et dans Notre petite sœur, Hanami symbolise le cycle de la vie et de la mort : une beauté sublime et fulgurante qui meurt pour mieux revivre l’année suivante, éternellement.

Mais le cinéma de Kawase et d’Hirokazu ne passe pas non plus sous silence les heurts de la société japonaise : Still the Water appelait autant l’émerveillement que l’effroi face à la nature ; Nobody Knows, Air Doll et Tel père, tel fils, disait la tragique perte de repères dans l’archipel. Dans An comme dans Notre petite sœur, la difficulté de trouver sa place. Jadis atteinte de la lèpre, la vieille femme de An fut internée de force dans un sanatorium. Il y a encore peu, le gouvernement excluait toute personne atteinte de la lèpre, réminiscence du passé eugéniste de la première partie du XXe siècle japonais. Kawase et Kore-eda ne dépeignent pas un Japon idéal, qui serait exclusivement fait d’une grand-mère drôle et touchante, de quatre sœurs belles et intelligentes, et de fabuleux plats, mais le Japon tel qu’il est, fait de nombreux paradoxes et parfois d’une stupéfiante violence. L’archipel nippon ne se révèle qu’à ceux qui gardent les yeux grands ouverts, tout comme son impalpable cinéma, dont Kore-eda Hirokazu et surtout Naomi Kawase livrent la quintessence.