Le Loup de Wall Street #1 : de Bay à Scorsese, et vice versa

 

Premier épisode d’un mini-feuilleton consacré au Loup de Wall Street.
Aujourd’hui, l’étude des fonceurs.

1/ Farce

Le lancer de nain du Loup de Wall StreetEn 2013 sont sortis deux films aux multiples similitudes : traversées volontairement putassières au sein d’une nation réduite à sa symbolique la plus primaire (le Gain, tout simplement), No Pain No Gain de Michael Bay et Le Loup de Wall Street de Martin Scorsese transforment le Rêve américain en farce énorme. La farce, c’est ce genre populaire dont la puissance évocatrice tient des traits les plus exagérés, ce mode d’expression qui capte une société en grossissant les contours du tableau pour mieux faire éclater une vérité cachée. La farce, c’est la caricature, cette écriture déformante façon courte-focale qui va nous projeter au sein du microcosme des Ridicules. « Parodies et caricatures sont les plus pénétrantes des critiques », disait Aldous Huxley.

L’étude des caractères prend alors l’aspect d’une comédie satirique, puisque la meilleure manière de peindre le non-sens et le désordre social contemporain (où masturbation et ego sont aussi essentiels que le drapeau étoilé) revient à s’en esclaffer. Le rire du désespoir, ou, tout simplement, l’étude déjantée de pieds nickelés enfantés par une mère patrie littéralement dévorée par ses enfants. Il ne faut pas haïr le système (le punk est mort), mais le devenir. C’est en cela que l’on est un gagnant, obsessif mot d’ordre chez Bay comme chez Scorsese.
 

2/ Le burger

No Pain No GainLa société a les héros qu’elle mérite. Ainsi, l’on nous laisse le choix de l’identification, entre trois Stooges bodybuildés échappés d’un Coen bros tendance Burn After Reading ou Fargo (chez Bay), ou une fine équipe de drogués sex-addicts se roulant dans leur propre fange (chez Scorsese). Comment les détester alors qu’ils ne sont rien d’autre que le reflet de leur temps ?

Ces modèles se croyant mythes (culturistes, traders) ne peuvent être conçus par le public que comme une figure de style, la représentation évidente d’une époque dont le phénomène de chute libre ne consiste pas (comme dans le film homonyme de Schumacher) à haïr le burger factice mais… à le devenir. Plus que jamais, la photo du sandwich brillant et parfait, chimérique, devient une réalité, et surtout une réalité sociale. Il s’agit d’être ce sandwich : tout est dans l’apparence. L’apparence seulement, puisque le sandwich en vérité est « shitty » (No Pain No Gain).

Et cette apparence, puisqu’il n’est que cela, est insultante, comme l’est une promo mensongère vous vendant les étoiles. No Pain No Gain et Le Loup de Wall Street sont des insultes filmiques, où les protagonistes nous méprisent, nous crachent à la figure, nous abreuvent de leur grossièreté, leur autosuffisance, leur abrutissement. L’hymne américain devient un « fuck you » puéril comme les jeans troués des fans de grunge. Un spectacle calamiteux, à l’image de cette fanfare en plein bureau annonçant l’arrivée de prostituées dénudées.

Dans le genre spectacles vulgaires et assumés comme tels, l’on est pas loin d’un Showgirls.
 

3/ L’image

Le Loup de Wall StreetMétaphore s’il en est de ce culte de l’image : Marky Mark, alias Daniel Lugo, se conçoit comme un personnage de cinéma (« I watched a lot of movies Paul, I know what I’m doing! »), et au détour d’une réplique, avoue sa volonté de devenir Tony Montana ou le Parrain. C’est un gugusse musclé qui se fantasme antihéros scorsesien, affranchi sublime. L’héritage par l’absurde. Les effets d’échos ne seront alors que des blagues, puisque ces escrocs grimés en ninjas n’ont rien d’un Ray Liotta. Vous imaginez l’égérie de Calvin Klein en De Niro bis ? Encore une fois, le pastiche est une histoire de références, que ces références soient raillées à la manière d’une comédie postmoderne (chez Bay) ou qu’elles se basent sur une autoréflexion auteuriste.

Ainsi, Le Loup de Wall Street ne cesse de renouveler le cinéma scorsesien par de nombreuses trouvailles formelles. Tout en en multipliant les caractéristiques bien connues, vrillant ainsi à l’autoparodie, du regard-caméra à la voix off autant intra qu’extradiégétique. C’est un jeu de connaissances pour les scorsesiens aguerris, la réponse ludique à la gravité shakespearienne d’un Casino, dont le film est la suite chronologique.

Pareillement, Bay additionne les coups de coude : son cinéma à lui, unique, vrille à l’apothéose. Du travelling circulaire de Bad Boys II au slow-motion badass façon Armageddon, ce gigantisme prend soudain sens, puisqu’il immortalise la rencontre entre un artiste et son sujet, entre le tapageur et les personnifications de ce tapageur (les personnages). Pour filmer la débilité, il faut transcender cette débilité en sortant l’attirail du mauvais goût. Cet audacieux mauvais goût, plus que jamais impertinent, se charge de mitrailler par l’image un spectateur qui aurait déjà assimilé le sous-texte (« Je veux juste une grande pelouse que je peux tondre jusqu’au coucher du soleil »). Ce sous-texte devient alors l’hystérie même : en exploitant jusqu’à plus soif ses plans obsédants, ses cadrages en contre-plongée, son amour de l’humour balourd et du physique des personnages, le réalisateur de Transformers nous invite à dévorer le menu Oncle Sam jusqu’à l’indigestion. Il faut que chaque idée visuelle soit aussi lourde que Monsieur Univers, et qu’ainsi elle prenne sens, compte tenu de la thématique même du film.
 

4/ Génération XXL

No Pain No GainMonsieur Univers, c’est la plénitude physique. Le patriotisme même, le don, la gagne. La consécration (« Il faut devenir le meilleur. C’est ça, le rêve américain »). Mais la perfection, entre le cynisme d’un golden boy et l’imbécillité d’un kidnappeur goofy, est toujours aussi illusoire, et sa fausseté est abondamment captée par l’esthétique des deux films. Scorsese et Bay font pleuvoir une myriade de fesses et strings, de billets verts et de poudre blanche, comme fresque définitive d’un panorama où, question Imaginaire Américain, le président Lincoln s’est fait écraser par le magazine Hustler, où la gratuité de la recette MTV a bousillé la candeur du méritant working class hero.

Alors qu’Oliver Stone fustigeait CNN en pleines nineties en comparant l’info-poubelle à un flingue (Tueurs nés), Marty et Michael propagent une imagerie aussi aguichante et vide qu’un clip 90s de la chaîne adolescente, faite de zic punk-rock à la Me First and the Gimme Gimmes ou de rap à la Coolio, de ralentis énormes et de régression démesurée, cette même spiritualité du rien qui ronge, à la même époque, les cerveaux de Beavis et Butthead, dont l’unique expression demeure cette poilade incessante.

Le self-made man porte le costume du vendeur de chaussures, du golden-boy ou du sportif décérébré, et le conducteur d’une caisse aux fauteuils Scooby Doo peut décrocher le pactole, tout comme l’arriviste forniqueur de cousine et amateur de pilules magiques. Voici les petits-enfants dégénérés du monsieur Tout-le-monde qui ne demandait que le confort de la banlieue pavillonnaire : une génération exhibant les lourdeurs (physiques, sexuelles, financières) en se voulant les descendants des braves de Ellis Island, mais qui pense davantage au pillage qu’à aller trimer au McDo.

L’american way of life pour ces mégalomanes se résume au plan d’attaque d’un blockbuster : plus grand, plus gros, plus rapide ! Philosophie existentialiste : il s’agit de « vivre pour la culture physique » ou pour son empire. Ainsi notre trader se cloisonne dans sa prison dorée emplie de fidèles, tour à tour cirque empli de déviances (où l’on mange un poisson vivant par exemple), réunion orgiaque digne de Caligula, salle de rhétorique et de.. spectacle de stand up. Tous ces personnages ont une perception égocentrique du monde, et s’y enferment jusqu’à la punition finale.

Final où finalement, le message demeure égal : ici, tout se vend, tout se vole, tout s’achète. A condition d’être le meilleur. Encore, et encore.
 

5/ Voler le rêve américain

No Pain No GainParcourir l’Amérique (ses icônes, ses fantasmes, ses rues) revient à rire comme un fou, de ce rire de l’absurde que l’on retrouvait déjà dans After Hours. La Valse des pantins, No Pain No Gain et Le Loup de Wall Street usent généreusement du rire, manipulant l’angle du comique (son sens, son usage, son utilité) pour exprimer le même message, sous couvert d’échelon social : il faut voler le rêve américain.

Littéralement chez Bay qui en fait sa baseline et dans La Valse des pantins (par le kidnapping dans les deux cas) qui semble se baser sur la fameuse sentence de Warhol (le quart d’heure de célébrité à tout prix), plus indirectement (par le biais de téléphones et de rhétorique de plateau TV) dans Le Loup de Wall Street, qui actualise l’éthique gangster pour portraitiser l’organisme mafieux actuel, ces criminels de l’illusoire, as de la poudre aux yeux et du virtuel, qui chutent quand le réel, si délaissé, fait son come back.

Le réel est plus que jamais confronté à la fiction : DiCaprio se fait arrêter au détour d’un spot de pub, quand le « this is still a true story » de Bay étire la suspension d’incrédulité au maximum.

Les deux films sont tirés d’une « histoire vraie », et jouent ironiquement de cet argument en insistant sur l’aspect insensé de ces chroniques sociologiques, entre nains, montagnes de coke reniflée sur les seins et fesses de mannequins, partouzes, barbecue de viande humaine (dans les deux, l’humain est ramené à sa dimension de pièce de barbaque) et autres étirements temporels tenant du gag à répétition de stoner movie (la mise à mort du richard séquestré ou la séquence de bad trip sous Lemons).
 

6/ Maîtres de l’univers

Le Loup de Wall StreetIl s’agit de devenir, comme l’a si bien dit Leo par le passé, le Roi du Monde. Ou, comme l’énonce Tom Wolfe (et par extension, De Palma) dans Le Bûcher des vanités, « le Maître de l’univers »… Derrière leur souci de l’expansion et leur art de l’hyperbole, les deux cinéastes n’en conservent pas moins une maîtrise du détail iconographique : gouverner l’Amérique, c’est, pour Marky Mark, chevaucher une tondeuse flambant neuve, façon cow-boy contemporain, une fantaisie beauf provenant d’un dépliant touristique sur la Floride… Quand le Loup, gagnant factice dont la sincérité est digne d’une pub Manpower, parvient à créer sa propre société (dans tous les sens du terme), à éduquer ses louveteaux voraces, les abreuvant de punchlines de trader, pour ce qui ressemble à une armée de prédateurs du Nouveau Monde (qui plus est, leur hymne est celui d’un cocaïnomane as de la branlette), conscients de leur supériorité.

Le gangster occupe désormais Wall Street mais fait toujours sienne cette réplique des Affranchis : « Pour moi, être gangster c’était mieux qu’être Président des Etats-Unis. » Même universalité des propos (une conquête actualisée de l’Ouest) dans No Pain No Gain, qui parle autant de sport que le Scorsese parle de la Bourse : c’est-à-dire, pas du tout. Ces deux histoires modernes à la démesure antique se rejoignent sur le même postulat : quelques enfoirés certains de contrôler le monde et son déroulement, persuadés de créer les règles du jeu. « It’s called playing the game… » (No Pain No Gain)

Sauf que, du vol au harcèlement, de règles, il n’y en a plus. Et ces deux œuvres de se faire les constats lucides d’une déliquescence actuelle.
 

7/ To be continued

Le Loup de Wall StreetFinalement, les deux films font de l’Amérique, plus que la « Mecque du Muscle » (No Pain No Gain), une Mecque du Dollar, intemporelle et éternelle, bien que ces histoires prennent place dans les années 1980-1990. Rien n’a changé. Ce n’est pas rien si Bay filme The Rock en gamin d’Eglise… Le rêve américain, c’est une religion, et la bonne parole n’est pas près de s’éteindre. Elle est prêchée par des escrocs en costumes. Des Johnny Wong et des Jordan Belfort, vendant leur bac de lessive en face de naïfs citoyens rêvant de goûter, eux aussi, à l’Hubris.

C’est là l’histoire des deux films. Plus que de traiter d’un sujet individuel, il s’agit de traiter du public, citoyens consommateurs (de biens et d’images) par excellence, public où tout un chacun veut sa part du gâteau, au pays des opportunités.

Le coucher de soleil mélancolique filmé tant de fois par Bay n’est pas loin…

Oh say, can you see, by the dawn’s early light…

 
» Lisez la suite du mini-feuilleton