Shining pour Charlie

 

Shining, de Stanley KubrickIl y avait tant de monde que toutes les rues débordaient. Des voix toutes proches de mon oreille se disaient de bonnes choses : « Après vous madame » et « Vive la liberté ! » Nous avons progressé à petits pas vers la République, la Bastille et la Nation, dans un calme qui résonnait du nom de Charlie et de vagues d’applaudissements.

Ce n’est qu’en fin de journée que je me suis retrouvée. Sortie de la foule, j’ai pu marcher dans les ombres du soir, le long de portes fermées et de vitrines silencieuses qui disaient la paix. Paris redevenait ma ville aux bras confortables, après n’avoir été, pendant quatre jours étranges, qu’une caverne peuplée de rats.

Rentrée à la maison, à demi congelée, je prends le verre de rouge que l’on me tend et je demande à regarder Shining.

Il y a trop de notions abstraites enroulées autour de ces événements, comme pour les protéger, comme l’obscurité autour des rats. On jette des mots qui n’ont de sens que pour le moderne en nous : politique, religion, hashtag. Je n’aime pas le sensationnel et je n’aime pas Twitter. Mais comment ne pas ressentir le suintement causé par cette morsure dégoûtante.

Qu’en faire ?

Je n’ai vu aucun film d’épouvante, sauf Psychose et Mister Babadook, trop inquiète de penser que ces atmosphères d’angoisse pourraient me gâcher de belles journées. Pourtant, je me carre devant Shining.

J’entre dans cet hôtel vide aux tapisseries hallucinées. Je regarde le massacre des jumelles en vert découpées à la hache. Un torrent de sang jaillit de l’ascenseur. Surtout, j’écoute le bruit d’une machine à écrire qui résonne dans le grand lobby vide et j’écarquille les yeux pour saisir le moindre rictus de Jack Nicholson.

La mère s’enferme dans la salle de bains. Elle hurle en entendant les coups de hache sur la porte. Le visage de Jack apparaît, dément, entre les planches brisées. Je bois les images. Oui, voilà un peu de ce qu’ont ressenti les dessinateurs en voyant les assassins et leurs kalachnikovs.

Je ne sais pas ce qu’est un meurtre. Jack et Wendy le jouent pour moi, armés d’un couteau et d’une hache, les dents serrés, les yeux fous. Voilà l’acte monstrueux qui reste au cœur de ce tourbillon de débats civilisés.

Faites-moi encore peur, éventrez quelqu’un, que le sang jaillisse à flots d’un amas de tripes rougeâtres pour libérer mon ventre de son propre tourment.

Le rat meurt congelé, les yeux révulsés, la bouche ouverte montrant ses petites dents. Je quitte l’hôtel avec Wendy et Danny, filant à bord du Snowcat vers la vie retrouvée, vers Paris apaisée qui soupire et s’endort.