Pourquoi j’aime Todd Solondz

 

Il est des films qui changent votre vie. Ils vous tombent devant les yeux au moment où vous vous vous y attendiez le moins et vous secouent comme de bons ratiers. Il existe des artistes qui vous touchent si profondément que vous avez l’impression d’être leur ami sans jamais les avoir rencontrés. Ce sentiment n’est pas qu’affaire d’intellect. Il va bien au-delà, vous frappant au plexus comme une évidence qu’il existe quelque part quelqu’un qui vous ressemble, qui éprouve vos peines et vos doutes, sans vous connaître le moins du monde. Cette impression de douleur intense et de joie céleste est exactement celle que j’ai éprouvée un certain soir de 1998 lorsque j’ai découvert Happiness de Todd Solondz au Festival de Deauville. Récompensé par le Prix FIPRESCI décerné par la presse internationale à Cannes, ce coup de pied aux fesses fut si violent qu’il est remonté du cœur au cerveau.

Dès l’ouverture du film, le ton est donné. Un garçon pas vraiment gâté par la nature (l’excellent Jon Lovitz, découvert au Saturday Night Live) demande sa dulcinée en mariage avant qu’elle lui annonce qu’elle veut rompre. Furieux, blessé, il lui fait passer le goût du pain en la traînant plus bas que terre, une façon comme une autre de cacher sa douleur. Une musique douce et le titre “Happiness” (« Bonheur ») : la machine à découdre de Todd Solondz est lancée et balaye tout sur son passage.

Amours, emmerdes, pédophilie, snobisme, harcèlement téléphonique, masturbation sont au programme sur fond de solitude atroce et d’humour grinçant. Le cinéma de Todd Solondz ne fait aucun effort pour être poli ou aimable. Des petits airs d’« A prendre ou à laisser », de ceux qui vous font davantage apprécier le gamin qui se fait apprivoiser que celui qui vous barbouille de bisous collants sans autre forme de procès. Todd Solondz en a bavé pour produire ses films. Les suivants, tout aussi nihilistes, ont été quelque peu difficiles à monter. On pense à Storytelling qui se termine sur l’explosion d’une maison bourgeoise causée par une femme de ménage mexicaine lassée par la bêtise de ses patrons. On songe aussi à la gamine enceinte de Palindromes et à son voisin soupçonné d’aimer un peu trop les enfants pour délit de sale gueule. Mais on se souvient surtout du papa pédophile d’Happiness qui, dans l’une des scènes les plus culottées de l’histoire du cinéma, explique à son jeune fils ce que signifie ce désir sexuel en mots clairs sans jamais être trop crus. On dit que l’acteur Dylan Baker peine encore à trouver du boulot, les employeurs potentiels ayant une tendance fâcheuse à l’assimiler à ce père de famille aux préférences particulières. D’autres comédiens ont été plus chanceux. Todd Solondz a notamment révélé Philip Seymour Hoffman en onaniste amateur de coups de fil obscène. Je lui en voudrais à jamais et le remercierai éternellement pour cela.

Ces personnages de l’ombre auxquels il donne la parole sont ceux qui sommeillent en chacun de nous, même si nous préférons les ignorer. Point n’est besoin d’avoir harcelé son voisinage avec des monologues cochons, ni de se montrer trop câlin avec des bambins pour fraterniser, sans excuser. C’est la part d’humanité d’êtres dont on préfèrerait oublier qu’ils existent que montre Todd Solondz en nous forçant à la regarder en face. Son humour, si noir qu’il n’est pas perceptible par tous, se révèle dévastateur au point d’avoir balayé sur son passage de nombreux spectateurs…

Le traitement par l’absurde dénote d’un tempérament ludique fort réjouissant auquel on peut ne pas adhérer tant il peut être déroutant. Parfois, il s’explique par des contraintes de production. Recouvrir de blocs rouges numériques les parties taboues des corps de deux amants dans Storytellingpour échapper aux foudres de la censure. Faire jouer tous les personnages par d’autres acteurs dans Life during Wartime, la suite d’Happiness, et n’avoir par conséquent plus aucune contrainte de casting. Mais quand il change de comédienne plusieurs fois en cours de film pour incarner l’héroïne de Palindromes, c’est en revanche, un choix artistique et philosophique : une façon de souligner qu’on reste le même quel que soit le regard que les gens portent sur vous.

C’est parce qu’il ose filmer tout haut ce qu’on n’ose parfois pas penser tout bas que j’aime Todd Solondz. Parce qu’il se permet de crier haut et fort qu’on est comme on naît et qu’on ne change pas. « Nous avons tous nos bons et nos mauvais côtés », dit le masturbateur à sa voisine meurtrière dans Happiness. Todd Solondz révèle les uns et les autres. Jamais les termes de “cinéma indépendant” n’auront été aussi justes que pour définir le travail de cet humoriste désespéré.

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