Rencontre avec Kaveh Bakhtiari

 

Kaveh Bakhtiari a présenté L’Escale à la Quinzaine des réalisateurs, une immersion dans un groupe de migrants iraniens en attente d’un nouveau départ. Film personnel, film d’urgence, L’Escale est le premier film d’un réalisateur exigeant. Rencontre.

 
Dans quelle mesure le ton du film, à la fois léger et bouleversant, est un choix de mise en scène ?

Kaveh BakhtiariC’est un choix. J’étais en train d’écrire une fiction quand je suis arrivé en Grèce pour aider mon cousin. Et très vite, j’ai senti que l’urgence, c’était de faire un documentaire. En fonctionnant à l’instinct, on a des réflexes. Les réflexes que j’avais développés avec la fiction m’ont « sauvé » parce que chaque soir, je me disais que je tournais mon dernier plan. C’était tellement dur qu’il était inimaginable de tomber dans une gratuité, de balancer ça à la figure du monde, comme je l’ai souvent vu dans les documentaires. Je trouve ça insupportable, d’une flemmardise improbable. Sans arrêt, j’avais une partie de mon cerveau qui pensait au spectateur. Comment il reçoit ça, comment il peut digérer ça, est-ce que je ne suis pas en train de le couler. Je n’arrêtais pas de me dire : « Il ne faut pas que je coule le spectateur, même si moi je suis en train de couler émotionnellement. » Cette volonté de chercher de l’humour, de le provoquer, ça sort instinctivement, naturellement. Parce que la vie est comme ça. Et en plus je suis tombé sur des gens avec un humour iranien bien développé. Du coup, il ne fallait pas trop se fouler pour le trouver. Mais il fallait chercher ça aussi au quotidien. Ils recherchaient ça, moi aussi, et je l’ai évidemment dosé au montage. Mais en même temps, les passages où on rigole sont souvent les passages les plus signifiants.

Ce sont aussi des moments où tout peut basculer d’une minute à l’autre, ce qui est assez représentatif de L’Escale

L'Escale, de Kaveh BakhtiariTout à fait. Moi je n’avais jamais vécu ça, ni avant ni après. C’étaient des survivants, déjà, d’être d’arrivés jusque-là. Et là encore, on était en situation de survie. La thématique, ça ne me suffit pas pour faire un film. Quand je suis arrivé là-bas, j’ai vu qu’il y avait un film de cinéma, comme moi j’aime les voir et je désire les faire. Pour que je passe à l’action, je me dis toujours : « Est-ce que ça fonctionne si je change le décor, et qu’est-ce que ça représente ? » Quand j’ai enlevé ces gens de ce décor et que je les regardais, je pouvais les mettre sur un île déserte comme rescapés, ou j’imaginais les survivants d’un crash d’avion dans une haute montagne enneigée. Il se trouve qu’ils sont dans une cave. A partir de là, j’ai situé le film : ce sont des gens en situation de survie. Et du coup, dans l’urgence, évidemment que tout peut basculer. Comme dans une situation de guerre. On est là, en pause, et la seconde d’après l’obus tombe et il y a cinq morts. Pendant une année de tournage que j’ai passée là-bas, c’était chaque seconde comme ça. On va acheter du pain, et on nous annonce qu’un des protagonistes a fait une action complètement incroyable. On l’apprend comme ça, et on réagit, on y va. Cette urgence pousse aussi à ne pas avoir trop d’ornement, à être épuré. Il faut juste avoir des réflexes. Dans le film, on a cette impression que tout peut basculer parce que tout peut réellement basculer. On l’invente pas, c’est vraiment ça.

Vous dites “provoquer” l’humour. Quel était votre rôle dans ce groupe ? Vous étiez partie prenante, avec eux tout le temps ?

Tout le temps. J’avais des méthodologies de fiction, mais la seule chose que j’ai appliquée qui ressemble à du documentaire, c’était la façon dont j’ai trouvé une place. Tout le reste, c’étaient des réflexes de fiction pour raconter une histoire de la manière la plus juste et la plus véridique possible. Je ne veux pas dire qu’on a inventé des choses, mais mon rôle a été assez rapidement d’être là. Parce que je ne pouvais pas prendre un hôtel à côté, venir de temps en temps sur rendez-vous, ou même passer la journée avec eux et puis après aller dormir à l’hôtel. C’était inimaginable, ç’aurait été tomber dans ce que je déteste et qu’on trouve souvent en documentaire. C’est du vol, ça. Du misérabilisme, du voyeurisme. Et, sous la forme que je voulais trouver, le risque de voyeurisme était très élevé. Donc à partir du moment où je décide de vivre avec eux, de manger avec eux, quand on mangeait parce que ce n’était pas forcément tous les jours, il y a des liens qui se créent. En situation d’urgence, on ne se dit pas bonjour. On se demande directement ce qu’on doit faire. Ca devient très vite intime, très vite essentiel, très vite sincère. Il n’y a pas de double jeu, pas de politesse. Ce n’est pas les mêmes règles. Ils m’ont très vite attribué le rôle de faire un film sur eux. Vraiment, ils m’attribuent ce rôle-là. J’ai compris un peu plus tard pourquoi. C’est compliqué de penser à sa propre mort. Mais, plus difficile encore, c’est de penser qu’on meurt sans que personne ne le sache. Ca, on ne peut pas l’inventer. Ils se disaient : « Au moins, de tel moment à tel moment, avant que j’aille voir le passeur, j’aurais existé pour ce groupe. Et dans ce groupe, il y avait une caméra, il y avait un cinéaste qui faisait un film sur nous. Il pourra témoigner que pendant cette période, j’ai existé. » Sous-entendu : si on ne me retrouve plus et si je meurs après, ça pourra se savoir.

C’est un travail de présence continuelle, vous tourniez tout le temps ?

L'Escale, de Kaveh BakhtiariJ’avais une toute petite caméra à 200 euros parce que je devais ressembler à un touriste, sans équipe. C’était sombre, il n’y avait pas vraiment de son, beaucoup de bruit, ils parlaient tous et j’avais juste un petit micro insignifiant. J’avais tout le temps la caméra sur moi, mais je ne tournais pas tout le temps. En dehors de la « pension », il y avait des plans très très dangereux. Notamment quatre plans où la collaboratrice artistique, qui était là du début à la fin, Marie-Eve Hildbrand, est venue avec une caméra. Ce sont les seuls. Deux fois je me suis dit que c’était fini pour moi. Et puis des fois il y avait des passeurs qui venaient, et souvent dans les rushs on voit la caméra descendre d’un coup parce qu’il fallait vite la planquer sous un lit. C’était très compliqué, il y avait du danger partout. Les flics ne devaient pas non plus trop me voir. Parfois on allait chez des passeurs. Là, ce sont des moments de guérilla.

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Du tournage au montage, tout était réfléchi ?

Non, la réflexion est intervenue au montage. Au tournage, je n’avais que des réflexes. Ca ne pouvait marcher qu’à l’instinct. Et l’instinct, c’est compliqué parce qu’on ne sait pas pourquoi on a ces réactions-là à cet instant-là. Tout l’enjeu, une fois arrivé au montage, c’est de comprendre pourquoi. Sans arrêt je devais essayer de rationaliser, de comprendre pourquoi j’ai eu le réflexe de faire deux pas de recul face à un personnage. Retrouver la raison. Réellement, la cicatrisation qui se passe à un niveau personnel pendant le montage et aussi l’assimilation de ces réactions instinctives de cette année de tournage ont rendu le montage très long. J’ai monté la majeure partie du film seul parce que c’était compliqué de travailler avec quelqu’un qui n’avait pas vécu ça. Ca rendait très complexe la collaboration avec des monteurs, mes 500 heures de rushs. C’était très compliqué d’embarquer quelqu’un avant que je sois arrivé à une version d’environ deux heures. Mais c’était vraiment ça l’enjeu : mettre des mots sur les réflexes et les instincts que j’avais pu avoir.

Ce qui est notamment marquant dans L’Escale, c’est cet univers quasi exclusivement masculin…

l-escale-de-kaveh-bakhtiari01On a quand même une représentante avec cette femme arménienne, qui je pense était la personne la plus courageuse. Ce n’était pas une petite midinette, c’était une femme forte dans tous les sens du terme, elle était déterminée, elle n’avait pas peur de prendre sa place. Quand on sait les risques que ça représente déjà pour des hommes, je pense que c’est très très compliqué pour des femmes de faire cette traversée. Je n’en ai pas rencontré beaucoup. Ou alors c’étaient des cas très particuliers, elles n’étaient pas dans les pensions. J’aurais aimé avoir plus de présence féminine, évidemment.

Est-ce que vous avez une ambition politique avec ce film, un message que vous voulez délivrer ?

Je ne me pose pas la question sous cette forme-là. Ce qui compte, c’est de savoir s’il y a un film ou non. C’est comme la thématique : ce n’est pas suffisant. Y a-t-il une œuvre de cinéma ? Mon rôle, ce n’est pas de délivrer des messages, et je n’aime pas qu’on m’en délivre dans les films. J’aime bien avoir l’espace pour pouvoir, moi, projeter un message sur le film quand je le regarde. Donc mon objectif, c’était de créer cet espace pour le spectateur, créer cette connivence pour qu’il puisse projeter ses propres conclusions. Soulever des questions, ça c’est important. Et surtout celle-ci : est-ce que je savais vraiment, avant de voir ce film, ce que ça voulait dire qu’être clandestin ? On parle de chiffres, de statistiques… Je ne voulais surtout pas faire un film informatif. Il y a les autres pour ça, moi je n’ai rien à amener là-dedans. Ce n’est pas mon rôle, pas mon objectif. Moi, je dois raconter une histoire et ne pas faire de discours. Ce n’est pas un film politique, mais il y a une conscience politique. Il y a eu de l’engagement personnel mais ce n’est pas un film engagé. Je trouve que les films sont un peu pervertis quand c’est le cas, quand on sent trop une volonté de démontrer quelque chose. C’est une paresse, dans laquelle j’ai essayé de ne pas tomber.

 
L’Escale de Kaveh Bakhtiari. Iran, 2013. Présenté à la 45e Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes.

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