Rencontre avec Asghar Farhadi

 

Asghar FarhadiAvec obsession, d’un regard sec et saisissant, le réalisateur d’Une séparation et A propos d’Elly fournit dans les plis de l’âme sa vision claire des ombres humaines. Le Passé se tend sur l’axe du temps dilaté des histoires, entre ce qui a eu lieu et ce qui adviendra. Un couple s’est délité, un autre s’annonce. De l’un à l’autre, un entre-deux : le lieu de l’incertitude, l’endroit du doute.

 
Vos scénarios s’écrivent à partir d’une idée, d’un thème, d’un surgissement ?

Les histoires frappent à ma porte. Elles arrivent toujours quand je ne les attends pas. Cela commence toujours par une image. Elle revient, revient, elle s’obstine, j’ai beau essayer de ne pas y prêter attention, elle s’impose à mon esprit jusqu’à me prendre par le col. L’histoire du Passé est ainsi arrivée de façon impromptue et inopportune, alors que je travaillais sur un autre film. Ce n’est pas le propos qui se présente, mais bien l’histoire à raconter, que je tente de rendre intéressante à suivre.

Le personnage iranien du Passé incarne-t-il le destin ?

Il peut être vu comme un catalyseur qui permet un retour sur le passé. Sans lui, il n’y aurait pas eu cette focalisation sur des événements révolus. Mais il a été lui-même un membre actif de la communauté qu’il retrouve. Il permet de réexaminer la situation de l’intérieur.

Ce personnage étranger, Ahmad, c’est vous ?

Ce n’est pas plus moi que chacun des autres personnages. Dans tous mes films, j’ai toujours eu à cœur d’être dans la même distance à l’égard de mes personnages. Je ne suis pas plus proche de l’un ou de l’autre, qui serait comme un ambassadeur.

La séparation est un thème récurrent dans votre cinéma…

J’ai un couple et une famille heureuse qui n’a pas traversé de crise à ce jour. On peut être témoin de ce qui se passe autour de soi et le raconter. Mais la famille n’est pas une fin en soi. Si je me consacre à ce point à sa description, c’est que je la considère comme une cellule représentative de ce qui se passe dans la société à une échelle plus large, et qui permet d’accéder à la vérité.

Cette quête de vérité porte Le Passé. Elle donne presque au film une dimension de polar psychologique…

Ce n’est pas exactement un polar, mais un film à suspense. Tous les personnages, chacun dans sa position, sont à la recherche de leur vérité. On peut donc les accompagner à tour de rôle, pour appréhender cette vérité.

Cette histoire de famille recomposée aurait-elle pu se passer en Iran ?

Le PasséA peu de chose près, à quelques nuances près, elle aurait pu l’être.

Deux amours, deux pays, des personnages qui ont du mal à partager leurs sentiments… Cet écartèlement est essentiel…

Oui, c’est la question du doute permanent dans lequel notre condition d’être humain nous installe. La vie est un questionnement permanent et on est sans arrêt face à des dilemmes.

Tourner en langue française vous a installé dans un état de doute ?

On m’a beaucoup mis en garde. Beaucoup pensaient que cette entreprise était vouée à l’échec compte tenu de ma démarche, dans la mesure où mon cinéma repose beaucoup sur des détails de la vie quotidienne. On pensait que ce n’était pas compatible avec un tournage à l’étranger. Au début, cela a créé un vrai doute. Je n’étais pas sûr d’être capable de faire un film dans une culture qui n’est pas la mienne, dans laquelle je ne suis pas né et que je ne peux pas m’approprier. Mais j’ai trouvé une façon de l’affronter. J’ai décidé de ne pas fuir. J’ai considéré simplement que c’était une spécificité de ce film-là.

Vos personnages féminins paraissent avoir plus de certitudes que vos personnages masculins…

Les femmes doutent aussi, mais ce doute ne les paralyse pas. Elles sont mues par ce doute, elles ont davantage le désir du changement. Les hommes sont plus garants d’une inertie, d’une stabilité, d’un retranchement dans le passé. C’est une vision personnelle, qui est assez omniprésente dans mon cinéma.

Les enfants jouent un rôle aussi essentiel que les adultes dans ce film. Quelle est leur place à vos yeux ?

Ils n’ont pas assez vécu pour s’attacher à leur passé. Ils ne sont pas assez calculateurs pour se projeter dans le futur. Ils sont dans le présent, avec les affects de l’instant. Cela ouvre le film tout entier à une approche émotionnelle. Ils sont dans la réaction, car ils ne suscitent pas les événements. Ils sont souvent victimes, car ils subissent des histoires qu’ils n’ont pas choisies.

Croyez-vous en la possibilité de revenir en arrière ?

Bérénice Bejo dans Le PasséUne des aspirations communes aux hommes, leur rêve impossible, c’est de revoir leur passé, en le révisant, en le réécrivant. On a tous l’impression qu’on aurait pu vivre les choses autrement et faire d’autres choix. On préfère se replonger dans les souvenirs retraités par notre propre subjectivité, nos propres désirs.

Le passé du titre s’efface au générique. Le passé est-il une disparition?

C’est une des grandes questions du film : peut-on effacer ou conserve-t-on une trace indélébile ? Pour ma part, je crois que rien ne s’efface, mais on peut faire le choix de ne pas regarder en arrière.

Dans votre film, on repeint la maison comme on recouvrirait le passé…

Le passé n’existe pas. Ce qui existe, ce sont les souvenirs. Il en existe de deux sortes. Il y a ceux qui sont à notre goût, dont nous sommes nostalgiques, dans lesquels nous nous lovons, et ceux qui sont plus douloureux, plus pénibles, qu’on essaie d’oublier ou de repeindre pour en faire disparaître les traces. Nous sommes très souvent les censeurs de notre inconscient. Mais on peut les recouvrir, ils ressurgissent toujours.

Cette impossibilité de l’oubli marque le film comme un déterminisme, tout comme la possibilité du pardon…

C’est un motif récurrent, en effet. Chacun des personnages du film demande pardon au moins une fois. Chaque événement repose sur une responsabilité multiple et collective, mais chacun ne voit que la responsabilité de l’autre et pas la sienne. Avec le pardon, chacun prend acte de sa part de responsabilité dans ce qui s’est produit.

Pardonner au passé, c’est aller de l’avant ?

C’est une interrogation que j’ai. Il faut examiner ce qui s’est passé, ne pas le refouler, et une fois qu’on a reconnu sa part de responsabilité, il faut assumer ses torts.

En quoi Tahar Rahim, que vous aviez découvert dans Un prophète de Jacques Audiard, vous a-t-il étonné ?

C’est la fraîcheur de son interprétation. Il a une vérité. Quand je l’avais vu dans Un prophète, j’étais persuadé que ce n’était pas un acteur professionnel, qu’il avait été en prison. La figure du prisonnier est récurrente dans le cinéma mondial, mais je n’en avais encore jamais vu jouer de cette manière.

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Pourquoi Bérénice Bejo vous a-t-elle intéressé ?

Je l’ai rencontrée alors que nous faisions les promotions d’Une séparation pour moi, de The Artist pour elle. J’ai été marqué par son visage très attachant, et aussi par sa présence. J’avais besoin de sa chevelure, car je savais que j’allais souvent la montrer de dos. Cela offrait une épaisseur supplémentaire.

Quelle est la place d’Ali Mosaffa dans le cinéma iranien ?

Il est acteur, mais aussi réalisateur. Il est le mari de l’actrice Leila Hatami, qui jouait dans Une séparation. C’est un homme qui dégage quelque chose de mystérieux, un monde.

Le succès international d’Une séparation et ses récompenses, vous ont-ils changé ?

Moi-même je n’ai pas changé. Mais j’ai un public plus large et plus de liberté de choix.

Votre prochain film va-t-il vous ramener en Iran ?

Ce sont les histoires qui décident pour moi. L’Iran est mon pays et je l’aime. Je suis ici en France de façon provisoire, pour un projet précis. Je ne me sens pas un pied de chaque côté, car il y a un pont qui m’y ramènera. Beaucoup de choses me manquent : le peuple, la lumière, la musique, la nourriture. Ce peuple se donne du mal pour améliorer sa situation. (Propos recueillis par Jo Fishley)

 
Le Passé de Asghar Farhadi, avec Bérénice Bejo, Tahar Rahim, Ali Mosaffa… France, 2013. Sortie le 17 mai 2013.

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