Rencontre avec Mia Hansen-Løve

 

Corps à corps

Lola Créton et Sebastian Urzendowsky dans Un amour de jeunesseA l’origine d’Un amour de jeunesse, le troisième long métrage de Mia Hansen-Løve (Tout est pardonné, Le Père de mes enfants), un souvenir, personnel et vécu, l’écho d’une douleur, l’aboutissement de sa trajectoire, et, peut-être aussi, un ultime tête-à-tête mâtiné de fiction bienveillante. Soit Camille, 15 ans, qui aime Sullivan, 19 ans, d’un amour considérable. Lorsque Sullivan part s’installer sous d’autres cieux, Camille s’étiole et dépérit. Les années passent. Camille, désormais étudiante en architecture, réapprend à se structurer, à aimer, jusqu’au jour où Sullivan resurgit. Il y avait là un bel argument romanesque dont l’ampleur, jamais, ne sera soulignée. Mia Hansen-Løve redonne corps à ces amours enfouies en posant sur elles son regard rigoureux et gracieux dans un parfait mélange de discrétion et de détermination. Sous une lumière cristalline, elle installe son beau tempérament : mélancolique, mais réconfortant.

Une fois encore, vous filmez un cheminement, celui d’un chagrin et d’une amoureuse…

Le mot « cheminement » est un mot qui me plaît. Un amour de jeunesse parle de cela à partir du moment où Sullivan quitte Camille. Tout le film n’est qu’un cheminement et finalement de manière littérale sur ses cinq dernières minutes où l’on voit Camille marcher. Pour moi, c’est une image qui correspond à quelque chose d’intérieur, d’abstrait, qui court sur des années, mais c’est aussi une image concrète. J’aime beaucoup filmer les gens marcher. C’est récurrent dans mon travail. Ces obsessions créent une continuité pour moi entre la forme et le fond de mes films.

N’est-ce pas aussi lié à votre rapport au temps ? Toutes vos héroïnes apprennent à grandir dans vos films, leur cheminement passe par la douleur et les conduit à laisser derrière elles une part d’enfance. Le cinéma donne à voir par définition ce qui n’est déjà plus et vous semblez en avoir conscience…

C’est vrai que ce rapport au temps est spécifique au cinéma, non pas que les autres arts ne puissent pas parler du temps qui passe, mais le cinéma donne les moyens de le faire ressentir d’une manière propre, qui se passe du commentaire, sans nécessairement recourir au vieillissement artificiel des acteurs. Ce que peut suggérer le passage d’un plan à un autre est unique. Ce qui m’a portée et m’a donné le plus d’élan jusqu’ici, c’est ce besoin de faire ressentir ça. Mon rapport exclusif au cinéma est lié au temps.

Vous filmez le temps qui passe, étape par étape, mais au travers de ce cheminement, vous installez aussi un état émotionnel qui, lui, s’inscrit durablement et résonne d’un bout à l’autre de vos films…

Ca n’est pas contradictoire. En effet, il y a dans ce film, comme dans mes précédents, une émotion spécifique qui a à voir avec un mélange de souffrance insupportable de l’absence de quelqu’un d’aimé, et en même temps une acceptation de cette souffrance et une persévérance. Ce sont des choses insaisissables qui habitent tout le film. J’aime l’idée du mouvement de la vie.

Est-ce pourquoi vos héroïnes vont toujours vers la lumière ?

Je cherche la lumière, mais ce n’est pas quelque chose d’acquis pour moi. La présence de la lumière dans mes trois films et notamment dans celui-là qui parle d’architecture n’est pas là comme une évidence mais comme quelque chose de recherché. Mes héros ont besoin de la lumière comme de l’eau, comme quelque chose de vital. D’ailleurs, l’eau joue aussi un rôle important dans mes films. A la fin, lorsque Camille se baigne, ce n’est pas l’idée de la réconciliation que j’exprime, mais celle d’une force qui émane d’elle, d’une acceptation du fleuve de la vie.

Pour la première fois, vous semblez exprimer des émotions littéralement. Ce que vous murmuriez jusqu’alors est ici formulé. Le mot « mélancolie » est prononcé, par exemple. Vous semblez vouloir « prendre le taureau par les cornes », affronter plus que jamais ces émotions qui parcourent vos films depuis le début…

Les expressions « prendre le taureau par les cornes » ou « s’y coller » sont mes propres mots ! C’est ce que j’ai ressenti en écrivant. Une impression de frontalité. Tout est pardonné et Le Père des mes enfants tournaient autour de thèmes très proches mais étaient plus indirects par rapport à mes expériences et au regard de ce que je suis. Tout était suggéré et là, je me suis efforcée en l’écrivant – aussi pour m’en débarrasser – de clore ce chapitre. C’était aussi mon désir en faisant Un amour de jeunesse : si je voulais boucler la boucle, il fallait que tout soit dit. Il était donc nécessaire pour moi qu’il y ait cette discussion avec la mère, qu’elle parle de mélancolie, qu’elle formule ses sentiments. C’est en cela que le film tourne une page pour moi. Le personnage du père emploie cette expression, d’ailleurs. C’est une manière pour moi d’aller au bout de mon propre cheminement. Et si je ne l’ai pas formulé aussi directement jusque-là, c’est aussi que, de manière plus ou moins consciente, je gardais ça pour ce film-là. Au fond, je savais que je ferai ce film et que c’était dans celui-ci que les choses devaient être traitées de manière aussi directe.

Est-ce cette frontalité qui vous permet une audace formelle nouvelle, des plans à l’esthétique plus soulignée, une sophistication plus affirmée ? Vous ouvrez et fermez un plan à l’iris, par exemple ; il y a aussi ce plan très pictural de Camille regardant au travers d’une fenêtre la neige tomber…

Affiche du film Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Love C’est un moment qui n’était pas dans le scénario. Sur le tournage, il s’est mis à neiger, c’était un instant magique que nous avons saisi. Ce qui a changé aussi, c’est tout simple, c’est qu’on apprend beaucoup au fur et à mesure des tournages. Je ne suis jamais la même entre le début et la fin d’un tournage. Chaque film permet de gagner du terrain, de transformer son imaginaire. Ca ouvre beaucoup de portes. Je pense que le fait d’avoir filmé des choses qui m’intimidaient avant, comme de filmer des bureaux dans Le Père de mes enfants, m’a énormément désinhibée. Puis le fait d’avoir changé de chef opérateur a dû jouer, ça a débridé mon imagination et je me suis mise à faire des choses que je n’aurais jamais osé faire avant. Je me censurais sans m’en rendre compte.

Votre façon de filmer l’espace aussi a évolué. Dans Tout est pardonné, Vienne est appréhendée comme une ville fantôme. Dans Le Père de mes enfants, vous montrez un Paris circonscrit au quartier des affaires. Là, vous mettez en mouvement des corps avec fluidité dans l’espace…

C’est peut-être, en effet, ce qui a le plus évolué à travers mes films. Peut-être que je reviendrai à des espaces désertés un jour, mais c’est vrai que mes films se sont de plus en plus ouverts au monde. En essayant d’arriver progressivement à en approcher la complexité, à la saisir au lieu de la refouler parce que trop difficile à appréhender. Cette question m’évoque un film magnifique qui a beaucoup compté pour moi : Le Vent de Victor Sjöström. L’héroïne, qui a grandi au milieu des plaines verdoyantes, se retrouve prisonnière d’une maison au milieu du désert hostile, aux côtés d’un mari qu’elle n’aime pas. Le cheminement du film la conduit à accepter son destin. Et le moment où elle lâche prise après avoir résisté longtemps de toutes ses forces, est un moment de tempête métaphorique et sublime : c’est le dernier plan du film, elle ouvre la porte et accueille le vent, bras ouverts. Ce mouvement de résistance, de persévérance et de solitude qui se résout dans l’acceptation et une plus grande compréhension du monde est quelque chose de magnifique qui m’a beaucoup marquée et que j’essaie de redire à ma manière dans Un amour de jeunesse.

Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve, avec Lola Créton, Sebastian Urzendowsky, Magne-Havard Brekke. France, 2010. Sortie le 6 juillet 2011.