Rencontre avec László Nemes

 

Rencontre avec Laszlo NemesPremier long-métrage pour László Nemes et première sélection dans la cour des grands au 68e Festival de Cannes. Le Fils de Saül concourt à la fois pour la Palme et la Caméra d’or (qui récompense le meilleur premier film toute compétition confondue). Sa plongée sensorielle dans le camp d’Auschwitz-Birkenau est un parti pris risqué – diront certains – qui a relancé le débat – a priori franco-allemand – de la représentation du Mal dans la fiction. Peu importe, là n’est pas le sujet. Rencontre avec ce jeune réalisateur hongrois autour de son regard, singulier, posé sur cette sombre période de l’histoire.

 
L’atmosphère sonore est primordiale dans votre film. Comment l’avez-vous reconstituée ? Le mot « reconstituer » est-il d’ailleurs adapté ?

Visuellement c’est une approche assez réduite, qui joue davantage sur l’exclusion que l’inclusion. Le son est là pour dire qu’il y a beaucoup plus que ce que l’on voit à l’écran. C’était notre stratégie sonore. Nous voulions que le spectateur soit immergé dans une expérience sensorielle. Pour cela, nous avions besoin de beaucoup de son. Nous cherchions un aspect un peu brut, pas trop sophistiqué. En travaillant sur le son, nous avons compris que les voix humaines et les bruits faisaient partie intégrante du film. Plus nous travaillions dessus, plus nous en avions besoin. Plusieurs fois, nous nous sommes trouvés dans une situation qui nécessitait certaines voix que nous n’avions pas sur le tournage. Nous avons donc été obligés de recréer, de la façon la plus naturelle possible, l’environnement, sans en faire non plus une coquetterie stylistique. Il fallait que cela renforce la stratégie visuelle : ne pas tout montrer et faire confiance à l’imagination du spectateur.

Le quotidien des prisonniers est omniprésent. Le son est également troublant à ce niveau-là.

Nous voulions faire un film qui présente le crématoire non pas comme le lieu mythique de l’enfer qui nous dépasse mais comme un endroit concret où des gens étaient tués par centaines de milliers. L’horreur a été faite par des humains, il était donc important d’avoir une approche réaliste. Le son nous y a beaucoup aidé.

Vous montrez une usine, un système qui s’autogère. C’était un point important pour vous ?

Nous avons fait beaucoup de recherches historiques. Nous avons obtenu divers témoignages. Des témoignages de survivants du sonderkommando qui racontent leur quotidien : la façon dont ils s’habillaient, ce qu’ils mangeaient, faisaient, à quelle heure, l’organisation des équipes de jour, de nuit… Le camp est d’abord une usine qui marche d’elle-même. De temps en temps les Allemands devaient intervenir pour régler des problèmes mais c’était rare. Il y avait très peu de gardes SS dans les crématoriums.

Contrairement à de nombreux documentaires qui sont des images qui nous reviennent de l’histoire, Le Fils de Saul gomme la distanciation historique…

La plupart des documentaires basent leur représentation sur la visibilité, la visualité et la reconstitution imaginée. A l’inverse, nous voulions transporter le spectateur au cœur de la chose, en restreignant les capacités visuelles. Dans les camps, l’être humain subit une réduction telle de ses capacités qu’on ne pouvait pas l’ouvrir à une perspective générale comme on le fait habituellement dans les films. On en revient à Saul. Lui ne regarde plus l’horreur, parce qu’il y est habitué, il est éteint. Le spectateur va regarder ce que Saul regarde.

Est-ce que vous avez douté de ce parti pris avant, pendant ou après le tournage ?

Nous étions convaincus que si certaines consignes étaient données, nous ne serions pas face à un film qui se contemple. En effet, le film ne se contemple pas, en tout cas j’ai tout fait pour que ce ne soit pas le cas. C’était la consigne principale : ne pas avoir une approche esthétisante. Nous ne présentons pas d’images sur l’horreur. Tout est parcellaire, rien n’est identifiable. La construction des plans, le jeu de l’acteur et de la caméra sans cesse en évolution, le film est toujours un peu imprévisible. Même quand nous faisions le film, nous étions surpris. Géza Röhrig, l’acteur qui joue Saül, n’était pas très discipliné, ce qui a permis d’obtenir des choses intéressantes par accident. Nous ne voulions pas que le plan-séquence soit contrôlé, que ça aille trop dans la durée. Saul est en train de travailler, de chercher de l’aide sur sa quête, il n’y avait pas de raisons de rester sur des choses sur lesquelles le personnage n’avait pas le temps de s’attarder. Il n’y a pas de contemplation ni de sa part, ni de la part de l’œil du spectateur. On accompagne le personnage principal, on est comme un compagnon de route.

Pouvez-vous nous parler de la quête de Saul qui cherche à enterrer un enfant qu’il croit être le sien tout au long du film ?

Je crois que la quête n’a jamais été un prétexte pour faire circuler ce personnage. La première idée était simple : un homme qui travaille dans un Sonderkommando et qui veut enterrer cet enfant qu’il prend pour son fils dans un endroit où on ne peut pas enterrer. Je sais qu’il y a une gêne autour de ce film : parle-t-il de la quête ou de ce qui est en train de se passer ? Je dirais que l’œuvre traite de ce dualisme. Le spectateur est en gêne constante sur la représentation de la chose parce que nous parlons « indirectement » de ces personnes qui sont en train d’être tuées. C’était une perspective humaine que nous voulions proposer et non une perspective historique, extérieure ou divine qui aurait justement posé des problèmes. Ce genre de vision contribue à faire des films un dogme. Une histoire minoritaire.

Une histoire minoritaire, c’est-à-dire ?

Qu’on réduit cette réalité à ses héros et à ceux qui survivent. Or, ce n’est qu’une minorité quand on parle des camps. C’est l’histoire de la minorité des juifs d’Europe. Tous les films de fiction qui traitent le sujet sous cet angle-là, ne parlent que de l’exception. Nous voulions être dans la règle. L’exception derrière, c’est l’histoire de Saül.

Etes-vous déçu que la presse française parle plus de la problématique de la représentation du mal que du film lui-même ?

En France, le problème c’est qu’on attend les prises de position pour donner son avis. C’est justement une continuation du dogmatisme, il est plus important que le débat. Il se passe la même chose en Allemagne, on a peur du sujet. Au lieu de parler du film, on parle d’un sujet. Et c’est bien là la question du film : nous ne voulions pas en faire un sujet. Nous espérons qu’au bout d’un certain temps, le public s’en rendra compte. Il y a malgré tout une partie de la presse en France qui parle du film. Je tiens à le dire car nous avons été très heureux de certains papiers.

Vous aviez une quelconque appréhension en amont du film ?

Avant la création du film on est dans le doute du début à la fin. Pas sur notre propos mais sur notre ambition, sur notre possibilité de faire passer quelque chose.

Le cinéma peut/doit-il rendre mal à l’aise à ce point ?

Le fait que la question se pose après le visionnage du film montre que c’est une question qui mérite d’être débattue. Lorsque j’ai soumis mon projet à des instances de financement françaises, on m’a répondu que je ne serai pas capable de le réaliser. C’était une manière de dire qu’il ne fallait surtout pas prendre de risque avec la réalisation. Il ne fallait pas essayer d’utiliser le cinéma autrement qu’on l’utilise actuellement. Pourtant, le cinéma est souvent mal utilisé. Aujourd’hui, il s’inscrit dans une logique d’enchères alors que je propose une voix où on réduit, où on donne plus de place à l’imagination, au travail. Le spectateur participe, il est à l’intérieur. Le fait de se poser cette question, de dire que c’est problématique pour cela, c’est également une manière de nier la vie du cinéma. Il y a une dynamique possible dans le cinéma, ça ne s’est pas arrêté à La Liste de Schindler.

 
Le Fils de Saül (Saul fia) de László Nemes, avec Géza Röhrig, Molnar Levente, Urs Rechn… Hongrie, 2015. En compétition au 68e Festival de Cannes.

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