Rencontre avec Jonathan Caouette

 

L’intimité, le cosmos et l’apocalypse

Walk Away Renée, de Jonathan CaouetteAprès Tarnation et une poignée de courts-métrages (dont un étonnant All Flowers in Time avec Chloë Sevigny), Jonathan Caouette nous revient avec Walk Away Renée, son second film autobiographique : l’occasion d’aborder avec lui le Festival de Cannes, l’amour familial et la fin du monde.

 
 
Pourriez-vous revenir sur votre pratique du journal filmé, commencée avec Tarnation et poursuivie avec ce nouveau film ?

Avec Walk away Renée, je ne comptais pas faire la suite de Tarnation. Dans mon esprit, c’est peut-être une extension, mais alors dans un sens organique, non-linéaire. Le terme exact pour situer ce film par rapport au précédent serait donc « equal » plutôt que « sequel ». A l’origine de ma pratique, je ne comptais d’ailleurs pas faire de film précis. C’est plutôt arrivé avec les circonstances, sans préméditation ; j’ai toujours collecté des images pour moi-même, sans autre intention que celle d’en faire des collages.

Du coup, vos films autobiographiques ne prennent véritablement forme qu’au moment du montage ?

Tout à fait, c’est à ce moment-là que les images documentaires s’organisent pour créer une histoire, qu’elles deviennent narratives, fictionnelles. Pour ce film, j’avais environ 1500 heures de rush, sur lesquelles j’ai travaillé avec mon monteur, Brian McAllister : pendant une année, nous avons numérisé ces différents matériaux en tentant d’en faire une synthèse. Quand nous avons commencé à travailler, il y avait au moins deux parties dans le film, avec d’un côté les images du présent, de l’autre celles du passé. Au fur et à mesure, nous avons essayé de trouver des passerelles entre ces deux temporalités, en passant par le road-movie.

Par rapport à Tarnation, était-ce différent pour vous de tourner un film à partir d’une idée plus précise, en l’occurrence celle de ce road-movie avec votre mère ?

Oui, pour cette partie du film j’avais parfois une petite équipe, tandis que Tarnation était un travail très solitaire. Ceci dit, Walk Away Renée reste pour moi un film qui respire, ouvert, vivant. Il est tout à fait possible qu’il évolue entre aujourd’hui et les prochains festivals où il sera projeté. Il pourrait même en devenir substantiellement différent.

Walk Away Renée, tel que nous l’avons vu à Cannes, serait donc encore un travail en cours ?

Renée dans Walk Away RenéeEn effet, étant basé sur des séquences autobiographiques, je peux laisser le film évoluer au jour le jour. Par exemple, je crois qu’il se passe en ce moment, ici même, des choses qui pourraient largement y prendre place. D’ailleurs, je suis extrêmement reconnaissant à la Semaine de la critique de me permettre de montrer ce travail. C’est vraiment cool et inspirant.

Etre cinéaste constitue-t-il pour vous un travail quotidien ? Une manière particulière d’être ?

Comme je fais mes films à l’instinct, de manière sensitive plutôt qu’intellectuelle, j’aurais du mal à théoriser cela. Par exemple, souvent je ne sais plus à quel moment j’ai filmé telle ou telle chose, et après avoir monté le film, tout a tendance à devenir flou. C’est difficile d’en parler, ces films brassent tant de choses de ma vie en même temps…

Mais est-ce qu’envisager la réalité comme matière première de vos films ne vous pousse pas, finalement, à la considérer comme une fiction elle-même ?

Sans doute. Je vois ce que vous voulez dire, même si c’est sur un plan psychologique un peu bizarre. Pour moi, filmer le quotidien a très certainement eu une fonction cathartique et plus ou moins fictionnelle. Mais ces dernières années, j’ai surtout dû laisser ma caméra de côté pour prendre en considération ma propre vie et celle de mes proches. Je vivais dans mon appartement de New York avec mon compagnon et notre fils, ma mère Renée et mon grand-père, qui m’a élevé et était gravement malade… Ma vie ne pouvait donc qu’être imbriquée avec celle de ma famille : prendre soin d’elle constituait mon unique priorité.

Selon vous, l’intimité recouvre-t-elle un sens politique ?

Je ne crois pas en la vie privée, du moins en ce qui me concerne. Je ressens une urgence perpétuelle à raconter des histoires, à faire partager des existences. C’est ce pourquoi le cinéma est fait, je crois : exprimer ses visions, ses horizons d’idées. Si cela recouvre une fonction politique, c’est alors au sens large ; en l’occurrence, à travers l’empathie que je ressens à l’égard des personnes qui souffrent de problèmes psychologiques. C’est une question omniprésente dans la société mais qui reste extrêmement taboue.

Votre film évoque également le concept de « multivers », de multiples dimensions au sein de la réalité. Est-ce à cela que répond l’hétérogénéité des matériaux cinématographiques que vous employez (films, photos, commentaires, musiques, messages téléphoniques, etc.) ?

De manière générale, je crois qu’il y a énormément de choses qui se passent en dehors de ce que nous savons. Je ne saurais clairement l’articuler mais il me semble indéniable qu’il existe des énergies qu’on ne voit pas, qu’on n’arrive pas à déterminer mais qu’on perçoit parfois de manière extrêmement vive, palpable. Nous vivons une ère de questionnements existentiels. Cela se perçoit même au niveau de la sélection du Festival, où les thèmes mystiques sont largement abordés : c’est impressionnant le nombre de films, ici, qui représentent des nuages, des planètes, le cosmos… Tout cela est très significatif, je crois, bien plus qu’une simple coïncidence. Nous en arrivons sans doute, dans l’histoire de l’homme, à un point de bascule.

A cet égard, vos thèmes et la construction de vos films peuvent évoquer William Burroughs. La fin de Walk Away Renée fait même assez penser à l’idée d’énergie orgonique…

Oh, merci infiniment pour la comparaison ! C’est drôle ce que vous dites parce qu’à l’origine, je voulais effectivement parler des orgones, de la philosophie de Burroughs, de Reich, des cloudbusters… Mais nous avons finalement préféré simplifier ces idées complexes en les laissant implicites, afin de ne pas encombrer le public avec des concepts ésotériques. Mais l’énergie cosmique n’en reste pas moins un thème qui me passionne et qui traverse le film.

Il semblerait que votre cinéma vous situe au confluent de la beat generation et de celle d’Internet. Sont-elles liées, selon vous ?

Jonathan CaouetteAssurément. Internet est le terrain de jeu d’une sorte de beat generation postmoderne : c’est la même spontanéité, la même immédiateté collective. D’autant que les jeunes générations ont apprivoisé très vite la technologie et les outils numériques. Ils parviennent à embrasser des idées assez éloignées, souvent abstraites… C’est évident qu’il y a parmi eux beaucoup de gens qui ressentent le même besoin d’intensité que les beats. Surtout avec cet arrière-fond d’apocalypse que tout le monde ressent en permanence aujourd’hui…

Il y en a même qui paraissent l’attendre avec impatience…

Ah oui, les tenants de l’apocalypse immédiate… Apocalypse now ! Mais « apocalypse » signifie aussi « révélation », et le chaos vers lequel nous nous acheminons pourrait aussi donner lieu à une forme de renaissance… ou pas ? En tout cas, je crois qu’au cours de nos vies, nous allons connaître des événements encore totalement impensables, dans moins de temps qu’on imagine, je dirais presque d’ici cinq ans. Quelque chose d’à la fois dévastateur et de sublime, qui changera le monde tel que nous le connaissons, et qui nous obligera à établir des liens inouïs entre de multiples choses que nous croyons séparées. Peut-être parais-je complètement à côté de la plaque, mais je perçois tout de même cela de manière véritablement ferme et profonde… pas vous ? Nous sommes au seuil de l’inimaginable…

Walk Away Renée, de Jonathan Caouette, avec Jonathan Caouette, Renée LeBlanc, Adolph Davis. Etats-Unis, 2011. Sélectionné à la Semaine de la critique du Festival de Cannes 2011.