Rencontre avec Benoît Jacquot

 

A fleur de nerfs

Les Adieux à la reine, de Benoît JacquotAu commencement étaient la rumeur et son grondement lointain. Dans le Versailles de 1789, bulle dorée aux crasseux soubassements, le faste apparent fait barrage à la réalité extérieure. A l’heure où le peuple fait entendre au loin sa voix, la cour affiche sa frivolité sans vergogne. Jusqu’au soir soudain où les consciences averties s’enflamment. A travers le regard d’une lectrice de la reine, inventée de toute pièce par la romancière Chantal Thomas, Benoît Jacquot appréhende cet instant charnière de l’intérieur, filme l’impact de la terreur naissante sur les nerfs de ses protagonistes, habitants d’un royaume à la veille de sa déchéance annoncée. Rarement la peur panique n’aura-t-elle été figurée à l’écran avec autant de sagacité. Jamais le Versailles de la Révolution française n’aura-t-il retrouvé ses couleurs, ses odeurs, sa trivialité, comme son éclat d’antan, avec autant d’immédiate vivacité. Avec Les Adieux à la reine, Benoît Jacquot signe son film le plus frémissant et, sans doute, le plus saisissant.

Vous vous situez dans ce film sur un fil, au mitan de la vitalité et du morbide, de la jeunesse et de la décrépitude, au plus près des visages, des corps, de la peau…

Plus que dans aucun autre de mes films, j’ai cherché à faire celui-là de la façon la plus sensitive, sensuelle et nerveuse possible. Ce qui m’intéressait, c’était d’évoquer, par le biais du personnage de la lectrice de la reine, de reproduire, de donner à ressentir nerveusement pour le spectateur, les états de nerfs à l’œuvre. Du coup, cela concerne aussi bien la peau, les cheveux, la plante des pieds, l’état physiologique général de chacun et du film tout entier. Ce sont ces états nerveux, jusqu’aux crises de nerfs de la reine dont la lectrice Sidonie est témoin, que je voulais filmer. C’est aussi cet état d’hypersensibilité que je cherchais à produire sur le spectateur hypothétique auquel je m’adresse nécessairement. Ce qu’on n’éprouve pas habituellement au cinéma dont le toucher et l’odorat sont exclus.

Vous qui avez beaucoup filmé des liens de dépendance individuelle, n’est-ce pas la première fois que vous êtes amené à appréhender la masse à l’écran ?

Les Adieux à la reine, de Benoît JacquotC’est corrélatif des états nerveux que je vous indiquais. Ce que le film décrit et ce qui m’a mobilisé, c’est cette situation de panique radicale. Qu’est-ce qu’une panique dans ce qu’elle peut avoir de viral dans un lieu comme Versailles où vivaient des centaines, voire des milliers de personnes, des misérables, des dames de compagnie aux grands aristocrates et courtisans ? La violence de ces événements historiques qui interviennent de façon abrupte et inattendue dans cette clôture étanche au monde extérieur crève cette bulle d’un seul coup. Exactement à la manière du naufrage d’un navire de plaisance. Ces trois jours à Versailles consécutifs au 14 juillet 1789, c’est vraiment ça et cinématographiquement, si on s’intéresse aux paysages mentaux et à leurs ramifications nerveuses, jusqu’aux effets qu’ils peuvent produire physiquement sur des spectateurs, ces jours-là, à représenter, sont très propices. Et évidemment, cet effet de panique est d’autant plus fort et accentué que j’ai essayé de faire en sorte que tout soit vécu au présent. Sans du tout que ce qu’on voit à l’écran soit conditionné par l’issue qu’on connaît. Je voulais qu’on puisse être sensible aux émois de la reine, proche de l’hystérie, sans penser à son devenir de martyre. Il faut pour moi qu’on la perçoive du point de vue de cette petite jeune fille attachée à elle dans son présent.

C’est aussi la raison pour laquelle la scène de panique dans le couloir où circule la liste des têtes à couper est aussi saisissante : vous êtes en immersion totale…

C’est la scène à laquelle je tiens le plus dans le film. On a mis beaucoup de temps à la tourner, beaucoup plus que les autres car c’est le cœur du film. Sans elle, le film ne vivait plus. Ce qui m’intéresse, c’est de nourrir des personnages qui ne sont jamais que des abstractions tant qu’ils ne sont pas incarnés. De les nourrir par l’état présent des interprètes au moment où ils jouent. Jacques Nolot, que je connais bien, est un grand paniqueur ! Et cette panique, je l’ai laissée infuser dans ce qu’il avait à faire. Du coup, je crois absolument à ce qu’il joue. C’est anti-brechtien au possible. Je ne cherche pas à prendre une distance, je vis nerveusement ce qui se passe à ce moment-là. C’est cet état nerveux des interprètes que j’essaie aussi de communiquer aux spectateurs, et Nolot le fait parfaitement.

Vous accentuez légèrement ces états en faisant usage d’effets d’optique (zooms ou travellings compensés) dont vous n’êtes pas coutumier…

Affiche des Adieux à la reine, de Benoît JacquotC’est la première fois, en effet. Je ne sais pas si je m’en servirai à nouveau, mais pour ce film-là, c’était une décision de principe très établie avec mon opérateur. Nous ne voulions pas de focale fixe (soit une focale déterminée pour un plan donné), mais la possibilité, à chaque plan, de corriger le cadre. Il faut avoir confiance dans sa propre rigueur pour faire cela, mais après tout, c’est le privilège de l’âge ! Dans le cas présent, ces effets traduisent les sentiments de ceux qui traversent ces événements.

On vous sent proche de l’ivresse, à tant coller aux états nerveux de vos personnages…

L’état de panique est grisant ! Il y a une griserie de la panique partagée. Alors que la terreur s’installe, tous les états, des plus sensuels et érotiques aux plus repoussants s’accroissent.

 
D’une façon générale, le trivial et l’artifice, le beau et l’abject se font la courte échelle d’un bout à l’autre du film…

Le noble et l’ignoble ! C’est la mort au travail, comme disait Cocteau. Très concrètement aussi, il y a un côté goule blonde, comtesse Bathory chez Marie-Antoinette. Elle a quelque chose d’une tigresse. Et le film tout entier, à certains égards et à certains moments, a des côtés gothiques. Il y a des séquences quasi somnambuliques qui sortent tout droit d’un roman gothique. Oui, je voulais que tout cela coexiste à l’écran.

 
Les Adieux à la reine de Benoît Jacquot, avec Léa Seydoux, Diane Kruger, Virginie Ledoyen, Noémie Lvovsky, Xavier Beauvois… France, 2011. Sortie le 21 mars 2012.

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