Rencontre avec Alice Winocour

 

Augustine, d'Alice Winocour

Alice Winocour avait présenté son projet à la Cinéfondation cannoise en 2011. En 2012, lorsqu’elle revient sur la Croisette, c’est pour présenter à la Semaine de la critique le produit fini, Augustine. Drame touchant sur l’hystérie et le travail du professeur Charcot, Augustine est aussi un film sur l’émancipation des femmes. Un regard unique pour un premier long-métrage étonnant. Rencontre.

 
A l’origine du film, il y a une image…

Le tableau d’André Brouillet Le Docteur Charcot à la Salpêtrière qui représente des hommes habillés en costume trois pièces regardant une femme comme un animal traqué. Je trouvais qu’il y avait quelque chose de très violent dans cette situation ; des hommes habillés et une femme presque livrée en pâture. Cette atmosphère sulfureuse de la Salpêtrière, ce mélange du côté médical et l’érotisme latent derrière l’alibi médical m’a fascinée. Après ça, j’ai lu énormément jusqu’à ce que je tombe sur l’histoire de la vraie Augustine, la star parmi toutes les femmes observées à la Salpêtrière. J’ai trouvé un commentaire au bas d’un rapport médical précisant qu’Augustine s’était enfuie de la Salpêtrière déguisée en homme. Je me suis alors demandée ce qui avait bien pu se passer entre Charcot, ce grand médecin et Augustine, cette très jeune fille ; d’ailleurs dans le film, elle a 19 ans mais dans la réalité, elle avait 15 ans. J’ai essayé d’imaginer quel avait pu être leur rapport ; le hors-champ de tous ces examens qui avaient été décrits si minutieusement.

Les rapports qu’on entend dans le film sont authentiques ?

Oui, j’ai choisi justement ceux où il parlait de son caractère avec une précision médicale et scientifique qui devient un peu trouble lorsqu’il parle de température vaginale… Toutes ces choses intimes décortiquées par des hommes. Parce que tous les médecins étaient des hommes et toutes les malades étaient des femmes ! C’était ça le point de départ.

Et l’idée de filmer des corps…

Des corps et des regards. Des regards d’hommes qui façonnent le corps des femmes tout en pensant rester neutres. Il y a aussi le corps d’Augustine qui est l’expression de sa révolte – pour moi, l’hystérie c’est une manière de dire avec le corps ce qu’on ne peut pas exprimer par la parole. Ces filles étaient presque toutes des bonnes ou en tout cas de condition très modeste : en plus d’un rapport de genre, il y avait un rapport de classe très fort avec ces hommes qui étaient tous de très grands bourgeois. Toute l’histoire du film tourne autour du rapport de force inversé entre ce grand médecin qui a le pouvoir mais qui finalement devient le faible. La phrase de Lacan « L’hystérique est une esclave qui cherche un maître sur qui régner » me semblait être presque le programme du film ; montrer ce jeu de pouvoir entre eux. Ce que cherche l’hystérique, c’est un maître à fasciner, elle cherche des spectateurs et leur corps devient une sorte de théâtre. Et elles ont de plus en plus de symptômes pour satisfaire leurs maîtres.

» Lire la critique d’Augustine

Vous nous mettez dans le point de vue et le secret d’Augustine…

Augustine est elle-même victime de son propre corps parce qu’il lui échappe, c’est comme un monstre qui s’empare d’elle. D’ailleurs je me suis beaucoup inspirée des films d’exorcisme et de tous les films de possession pour filmer les crises d’hystérie, comme ceux de Dario Argento, de Cronenberg… Ces films où le corps est un personnage. Pour filmer les crises, on a attaché l’actrice (Soko) à des fils et l’on projetait ses membres dans tous les sens pour qu’elle ne puisse pas contrôler ses mouvements, pour qu’elle subisse elle-même la crise. Dans la scène d’hypnose, on l’a vraiment hypnotisée. On a fait venir un médecin qui pratique l’hypnose à l’Hôtel-Dieu et on peut voir dans ses yeux qu’elle est vraiment sous hypnose. L’enjeu de cinéma, c’était la mise en scène de ces crises d’hystérie, si on ne croyait pas à ça, rien n’allait marcher. C’était une véritable réflexion de savoir comment mettre en scène quelque chose qui dans la réalité ne semble pas vrai, outré ou faux. Car dans une vraie crise, le corps fait des choses qu’il ne peut absolument pas faire normalement, même une gymnaste de cirque ne pourrait pas le faire !

Vous avez assisté à de vraies crises d’hystérie ?

Soko dans Augustine, d'Alice WinocourNon, la seule vraie crise que j’ai vue était dans un film réalisé à Turin au XIXe siècle sur une malade qui porte un masque – un loup précisément -, que les médecins avaient mis soi-disant pour maintenir l’anonymat de la patiente alors qu’en réalité, cela fait partie de la mise en scène que l’on peut clairement qualifier de fétichiste. Ce qu’il y avait de particulier au XIXe siècle dans les crises, c’est qu’elles étaient sexuelles, parce qu’à l’époque la sexualité était taboue ; aujourd’hui l’hystérie n’a pas disparu de la société, elle a juste pris d’autres formes comme l’anorexie, l’automutilation, la spasmophilie… Ma ligne directrice à toutes les étapes de fabrication, était de ne pas faire une reconstitution historique, c’est pour ça que je me suis beaucoup inspirée du cinéma fantastique. Après avoir fait toutes ces recherches, il m’a fallu tout oublier et aller vers le cinéma ! Aussi, révéler tout ce qu’il y avait de contemporain et d’intemporel dans cette histoire, parce que cette peur que les hommes ont des femmes, ce mélange de désir et de peur, c’est quelque chose d’intemporel, quelque chose qui existe toujours. Par ailleurs, l’hystérie masculine, ça existe, mais évidemment il n’y en a aucune représentation !

Qu’avez-vous pensé du film de David Cronenberg A Dangerous Method ?

Comme Cronenberg est un réalisateur très important pour moi, quand j’ai appris qu’il avait fait un film sur le même sujet, j’ai préféré ne pas le voir pour ne pas être influencée. Mais maintenant, j’en ai très envie, surtout qu’il paraît que A Dangerous Method est assez différent !

Pourriez-vous me parler de votre travail sur le son ?

L’idée, c’était d’être très proche des corps, d’entendre le moindre frôlement. Ma préoccupation c’était que le film soit très érotique finalement, qu’il y ait ce côté très sensuel ; que la sexualité réprimée transparaisse dans le film. Le son permettait cette évocation : l’appareillage médical, les bruits des corps… Donc il y a très peu de sons d’ambiance. Ce sont plus des sons de détail, des gros plans sonores. De la même manière qu’à l’image, j’essayais qu’on soit le plus proche des corps possible. Pour éviter la reconstitution historique, je voulais des partis pris de mise en scène assez forts, je voulais que les scènes d’examens soient filmées comme des scènes sexuelles. Par exemple la scène où il lui donne de la soupe, je l’ai vraiment tournée comme une scène de fellation ; la scène des leçons, comme une scène de peep-show en mettant les hommes dans l’ombre et la fille dans la lumière ; et la scène du compresseur, selon un univers SM. Par contre, la seule scène de passage à l’acte entre eux, je souhaitais qu’elle ne soit pas du tout sexuelle. Comme une scène d’adieu ! C’est le moment où ils se disent au revoir, donc pour moi il ne devait plus y avoir de mystère.

Et le corps du docteur Charcot…

Vincent Lindon [qui interprète le docteur Charcot, ndlr] est un acteur très physique, alors j’ai essayé d’emprisonner sa sexualité dans le carcan d’un costume pour qu’on sente quelque chose qui bouillonne en lui derrière la raideur. Tandis que le corps est contraint, il ne reste que les yeux pour exprimer le désir. C’est pour ça qu’il me semblait par la suite intéressant de le montrer nu, sans rien. En réalité, il n’y a pas que les corps des malades que je voulais filmer…

Comment avez-vous choisi les malades ?

On a fait un casting de filles qui sortaient d’hôpitaux psychiatriques, qui racontent leurs symptômes d’aujourd’hui, habillées en costume d’époque. Je ne les ai jamais considérées comme des malades, je les ai considérées comme des actrices du film, au même titre que les autres comédiens, elles jouaient un personnage, elles performaient quelque chose. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’elles formaient la communauté du film. C’était important pour moi qu’elles aient une singularité, que ce ne soit pas juste une masse. Et qu’on puisse avoir accès à leur parole. Néanmoins, on sent que ce sont de vraies malades.

L’ombre est omniprésente, en écho à la question du caché/montré que sous-tend votre film…

Encore une fois, je n’ai pas cherché à faire une reconstitution historique de la Salpêtrière, j’essayais de créer une atmosphère poétique, je pensais au roman gothique fantastique ou aux préraphaélites, ou encore à Lewis Carroll, même dans les jardins, j’essayais de montrer une nature sauvage et mystérieuse, qui évoque un peu une part bestiale des personnages comme l’inconscient. A l’image, je me disais que la blancheur des corps devait émerger de l’obscurité. On a travaillé une image très dense… mais c’était aussi une manière de cacher une partie du décor qu’on n’avait pas parce qu’on manquait d’argent !

Pouvez-vous me parler de la scène d’ouverture, qui correspond à la première crise d’hystérie dans le film ?

L’enjeu, c’était d’avoir une identification immédiate à Augustine, de montrer clairement qu’on allait être dans son point de vue et qu’on se situait de son côté. C’est-à-dire que pour moi, Augustine, c’est quelqu’un qui n’a jamais été regardé, comme on dit, une « invisible ». L’idée était de la suivre, elle uniquement, et de ne pas du tout filmer les convives, alors que d’habitude c’est plutôt l’inverse qui se passe.

La figure de Charcot est très ambivalente dans Augustine

Vincent Lindon incarne le docteur Charcot dans AugustineJe voulais le montrer comme un grand médecin, précurseur de la psychanalyse – il n’était pas question d’en faire un charlatan -, mais en même temps, je ne souhaitais pas faire un documentaire sur Jean-Martin Charcot, ce qui m’intéressait était plutôt de parler d’un rapport trouble ; comment il pouvait rendre ses malades encore plus malades en les observant. Puisque ces filles veulent être regardées, d’une certaine manière plus il les regarde, plus il les rend malades. L’histoire du film, c’est l’histoire d’une émancipation, celle d’Augustine qui se libère de ce regard. Le symbole d’une libération des femmes, l’idée qu’on peut échapper à ce regard ! [Elle rit] Ca pourrait être le parti pris d’Augustine : en refusant de voir sa propre sexualité, Charcot passe en réalité à côté de la découverte de l’inconscient. Dans le film, Charcot découvre un peu qu’il a un corps et Augustine, qu’elle a une tête.

Mais lui voudrait lui faire penser qu’elle n’a qu’un corps, et pas de tête…

Il y a en effet une part de perversité chez ce personnage parce qu’il veut Augustine pour lui seul et du coup, il l’emprisonne. C’est lui qui est du côté du Savoir, alors pour l’emprisonner, il l’accable.

Charcot a cette phrase dans le film : « Ce que je veux c’est comprendre. »

C’est une vraie phrase de Charcot. Il dit : “Je suis le photographe, j’inscris ce que je vois.” Pour moi, il est comme un explorateur qui cherche un territoire inconnu. D’ailleurs les médecins sont de véritables explorateurs puisqu’ils donnent leur nom aux maladies quand ils les ont trouvées.

Et vous en tant que cinéaste, où vous situez-vous par rapport à cette phrase, « Ce que je veux, c’est comprendre » ? J’ai l’impression que ce qui vous intéresse est plus de l’ordre du mystère…

Oui, bien sûr. J’ai l’impression que cette maladie est toujours un mystère. A une certaine époque, on les appelait les possédées, on les brûlait, puis ça a été les hystériques. Cela n’a toujours pas disparu et pour moi, il y a une part de mystère insondable là-dedans ; je pense que c’est là que le cinéma trouve sa place.

De quelle manière, personnellement, vous sentez-vous proche de ce sujet ?

Alice WinocourDe beaucoup de manières ! [Elle rit] Beaucoup, beaucoup… Quand on fait un film en tant que réalisateur, on parle toujours de soi, donc forcément Augustine parle de moi aussi, mais de quelle manière, je crois que je ne préfère pas le savoir !

Et maintenant pour vous, la suite ?

J’ai commencé à écrire une histoire contemporaine cette fois, une histoire d’amour. Un duo, une fois de plus. Je suis en pleine écriture, je ne peux pas encore en parler avec des mots. Mais j’ai vraiment hâte de tourner à nouveau. Faire un film, c’est un petit peu comme les montagnes russes, quand on est en bas, on a envie de remonter, vite !

 
Augustine d’Alice Winocour, avec Soko (Stéphanie Sokolinski), Vincent Lindon, Chiara Mastroianni, Olivier Rabourdin… France, 2012. Présenté à la Semaine de la critique du 65e Festival de Cannes. Sortie le 7 novembre 2012.