Rencontre avec Pascal Rabaté et Sami Bouajila

 

« J’ai fait beaucoup d’enterrements où il faisait beau »

Du goudron et des plumes, de Pascal RabatéAuteur de bande dessinée discret, Pascal Rabaté s’est fait un nom dans le septième art en adaptant sa propre BD, Les Petits Ruisseaux, sur grand écran. Est ensuite venu le temps de Ni à vendre, ni à louer, comédie burlesque sans paroles sur les congés payés, sur une côte Atlantique déjà explorée par Jacques Tati, influence évidente de Pascal Rabaté. Avec Du goudron et des plumes, il confirme son talent pour explorer les chemins de traverse – toujours au volant d’une drôle de voiture – sous le soleil. Pascal Rabaté aborde des sujets sérieux avec une légèreté bienvenue, se moque gentiment des codes de la vie en société, filme avec tendresse et sans une once de cynisme une France parfois oubliée. Ici, c’est dans la périphérie de Montauban qu’il pose son regard. Sur Christian, représentant désabusé et un peu escroc, père divorcé d’une majorette, amoureux d’une femme enceinte d’un autre homme. Peu à peu, Christian s’ouvre à la vie, perd sa méfiance, s’intègre dans une équipe prête à défendre les couleurs de sa ville dans une sorte d’Intervilles, se met à tondre son jardin comme tout le monde. L’histoire d’un homme qui a le vertige, qui chute, et se relève.

Sami Bouajila, découvert dans Bye-Bye de Karim Dridi, auréolé d’un prix d’interprétation collectif pour Indigènes et d’un César pour Les Témoins, a une carrière exemplaire. Il ne s’est enfermé dans aucun rôle, ne s’est pas laissé éblouir par les lumières d’Hollywood et a préféré défendre en France un cinéma, alternant les genres, les rôles, toujours au service de l’histoire. Lumineux Félix chez Olivier Ducastel et Jacques Martineau ou ombrageux Omar Raddad sous l’œil de Roschdy Zem, Sami Bouajila peut tout faire, avec une simplicité déconcertante. Rencontre, autour d’une table ronde, avec un acteur enthousiaste et un réalisateur au verbe aussi poétique que ses films.
 
Pourquoi être passé de la bande dessinée au cinéma ?

Pascal Rabaté : Je voulais faire de la bande dessinée déjà ado, mais aux Beaux-Arts, on m’a demandé d’arrêter parce que ce n’était pas en odeur de sainteté. C’était considéré comme un média populaire, au mieux, et comme une sous-culture. Donc, j’ai fait autre chose. Du dessin, de l’audiovisuel, des films en super-8, en vidéo. J’ai pris beaucoup de plaisir à raconter des histoires par ce support, puis je suis revenu naturellement à la bande dessinée, et en 1994, j’ai fait un premier court-métrage. Après, j’ai décidé d’alterner un peu les plaisirs. Je gagnais ma vie en faisant des bandes dessinées, je la dépensais en faisant du cinéma. C’était pour moi assez complémentaire. Le temps du livre, c’est le temps du lecteur, alors que le temps du film, c’est le temps du film. Son temps de lecture, c’est le sien, ce n’est pas celui du créateur. Le cinéma, c’est de la vie, c’est de l’essence. La bande dessinée, c’est une retranscription. J’ai besoin des deux. J’ai besoin de ce travail un peu organique du dessin. Et quand je passe derrière la caméra, j’ai besoin de filmer ce que j’ai en face de moi, d’associer des gens dans cette aventure. Au tout début, je disais que la bande dessinée était extraordinaire parce qu’on ne devait rien à personne et le cinéma était formidable parce qu’on devait tout à tout le monde. J’ai besoin d’avoir ces deux déséquilibres pour avancer. De travers, certes, mais avancer.

Sans doute grâce à la bande dessinée, vous jouez sur le cadre, avec des plans fixes. Vous laissez le spectateur contempler le cadre, vous lui laissez le temps de regarder le décor, l’ambiance.

PR : C’est un peu moins le cas sur ce film-ci. Là, j’ai eu envie de m’approcher des acteurs. De les suivre, de faire un peu de caméra à l’épaule, de laisser vivre un peu les plans. Chaque projet doit avoir son identité propre. Cette identité, elle est posée, puis déplacée par les collaborations, par le travail de ceux qui interviennent sur le film. Je suis là pour être bousculé, c’est ce que j’aime aussi. Qu’on m’emmène sur des territoires plus vivants, plus riches. Je suis là pour les recevoir. C’est comme dans la musique. Vous avez fait une partition, quelqu’un en fait une orchestration, avec des cordes à un endroit et des trompettes à un autre, et vous êtes face à quelque chose qui ne vous appartient plus. Mais qui est magnifique, justement parce qu’on a créé de l’espace, de la vie. Ce film-là est moins dans le contrôle que ceux d’avant. L’art est dans l’accident, dans l’échappée.

Pour un acteur, c’est intéressant de travailler avec un réalisateur ouvert à ce qui peut se passer sur le plateau ?

Du goudron et des plumes, de Pascal RabatéSami Bouajila : Oui, bien sûr. Mais c’est simpliste de dire qu’il est seulement ouvert. Parce que dans son ouverture, il y a une grande rigueur. Celle du cadre, avec un point de vue assumé, qui est très explicite dans la partition qu’on nous donne. Les personnages sont bien campés, très définis. Derrière ça, on acquiert une forme de liberté qui est bienvenue. Et puis Pascal a un regard bienveillant sur ses personnages, dans le sens où il accepte de se laisser surprendre, mais il est aussi très contemplatif. Il n’y a pas de jugement vis-à-vis d’une réaction d’un de ses personnages. Au contraire, il peut répondre par un silence, ou rebondir dessus. Le cadre est l’espace qu’il nous laisse.

Vous avez beaucoup improvisé ?

SB : Pascal nous y invitait à chaque fois, mais ce n’était pas forcément nécessaire. Il ne faut pas se tirer une balle dans le pied en partant sur de l’impro pour l’impro. Dans son écriture, il y a déjà la fraîcheur nécessaire. Ce qu’on va chercher en impro existe déjà là. La gageure est de trouver dans la simplicité la situation et l’action qui est définie.

PR : Ce qui m’intéressait, c’était de trouver la zone de fragilité, de faire oublier que c’était écrit, pour retrouver cette vie. Ca passe par des simplifications. Pour certaines scènes, entre Isabelle [Carré, ndlr] et Sami, il y avait des choses qui émergeaient de façon à la fois pudique et très sensible. J’étais toujours preneur. Parfois on découvre en répétition que la note résonne encore plus loin qu’on pensait.

Tous vos films sont traversés par un arrière-plan social, plus ou moins présent…

PR : Je veux faire des films qui parlent de leur époque. On est dans une société où la crise est un peu partout. Il y a une fin du monde ouvrier, des choses en train de muter pas forcément dans le bon sens. Ca me permet d’inscrire le récit dans une réalité.

L’évolution dont vous parlez est illustrée par la vision du monde différente qu’ont le personnage de Sami Bouajila et celui de son père, Daniel Prévost.

PR : C’est l’histoire de la fin des idéaux. Le personnage de Daniel a le combat, il s’est battu pour s’intégrer, pour la cause ouvrière, pour son travail. Il continue encore à véhiculer ses idéaux mais il n’a pas forcément réussi à les faire partager à ses enfants. La génération de Christian et de son frère, ce sont des gens qui sont dans une espèce d’hésitation et qui ne savent pas à quelle sauce ils vont être mangés. Les idées du père ne vont pas fonctionner ou forcément donner des réponses à ce qu’ils vivent actuellement.

C’est aussi une problématique de deuxième génération ?

SB : A l’image de ce que Pascal vient de dire. Au-delà des origines, il y a un aspect social qui est similaire pour les deux personnages. C’est une réalité, qui a tendance à changer maintenant, par la frustration exacerbée de certains. Il y en a qui veulent être plus roi que le roi et qui refont le chemin inverse. Christian n’est pas dans ce cas-là, selon moi. A la limite, il y a un résidu des valeurs sociales du père, il sait où se situer, ce n’est pas un souci. Il est en réaction au père, et à ses idées.

Comment définiriez-vous Christian ?

SB : J’étais séduit pas ce Christian. J’aime bien ce poor lonesome cowboy un peu en errance, qui observe le système, qui a des idées un peu arrêtées, voire certains a priori. Et qui ensuite va se faire avoir, mettre les mains dans le cambouis et aller vers ces gens. Et c’est là qu’il va trouver la rédemption, jusqu’au moment où il va se faire rejeter. Mais l’amour sera toujours là. C’est comme une chanson de Charlélie Couture. On est dans la vie. Il y a des beaux cadeaux, il y en a des moins beaux.

PR : C’est quelqu’un qui est déjà en train de changer à l’arrivée d’Isabelle Carré. Il se pose des questions, il agit un peu contre lui-même. Il contamine tout ce qu’il transmet, c’est ça son drame à ce moment du film, avec son stagiaire. Son père aurait voulu partager, ou tout du moins, déclencher chez ses enfants ce goût au combat ou à la justice, et il n’a pas réussi. Le fils, lui, a réussi à déclencher autre chose. C’est aussi cet échec qui participe à la bascule complète du personnage, au début de la rédemption.

Tous vos films se passent dans une France populaire, très quotidienne. Mais dans celui-ci, il y a quelque chose d’agressif dans le cadre dans lequel évolue le personnage. Il est un peu acculé par cet environnement. C’est un changement de regard ?

Du goudron et des plumes, de Pascal RabatéPR : Je ne sais pas si c’est un changement de regard parce que celui d’avant était presque pire. Il y a quelque chose de l’évitement de l’espace. C’est un film qui parle de solitude, et donc j’avais besoin de ces espaces, de ces grands pans de mur. Comme le jeu n’est plus de l’ordre de la comédie mais du drame, ça apporte une autre résonance au décor. Mais en effet, le film parle de la crise, même si ce n’est pas d’une manière frontale. C’est un film sur les bords, sur les périphéries de ville, sur une France qu’on traverse tous et qu’on ne regarde pas. Qu’on subit à la rigueur. On traverse ces zones commerciales, et arrivés au centre-ville, on a déjà oublié le Point P et le bœuf énorme de la pub pour Charal. C’est cette France-là. On s’y arrête un peu et on continue d’avancer, un peu comme les personnages. Ce sont des cités dortoir, avec des pavillons tous identiques, tous des petites maisons de Mon oncle. A un moment, je pense que ça a été une espèce d’avenir. Comme Le Corbusier, qui faisait de l’architecture fabuleuse. Et puis on voit ce que c’est devenu trente ans plus tard. On pensait amener dans ces zones des petits endroits d’intimité, et on s’aperçoit que, au bout de dix ans, la patine aidant, les choses s’écroulent un peu, et on se trouve face à des zones de transit plutôt qu’à des fins d’habitation.

Vous traitez des sujets qui sont plutôt lourds, sombres, un peu désenchantés, mais sur un ton très léger, aérien. C’est une volonté de ne pas être trop frontal ?

PR : J’ai fait beaucoup d’enterrements où il faisait beau. C’est vrai qu’il faut une certaine distance pour aborder ces choses-là, je n’ai pas envie de surcharger le discours. Je n’aime pas le surlignage. On peut parler de choses graves en gardant une espèce de pudeur. Regardons un peu les choses de biais. Et c’est mieux de garder un œil sur la poésie, même en période de crise. C’est une manière de garder mon regard de gamin. Je fais les histoires comme je fouille un grenier. Il y a toujours un truc que je vais trouver, une montre à gousset avec des aiguilles cassées. J’essaie de trouver dans chaque élément à la fois un intérêt, un amusement et une poésie.

C’est un mélange qui fait beaucoup penser à Drôle de Félix qui abordait aussi un thème sombre de manière très ensoleillée…

SB : A mon avis, ils ont eu la même éducation, ils sont faits du même bois. Ducastel et Martineau, à l’instar de Pascal, ont beaucoup d’amour pour les petites gens. Ils ont un regard encore une fois très bienveillant. Aucun a priori. Au contraire, ils sont attirés par ces gens. Je trouve ça beau de leur donner la parole. Et à l’instar de Pascal, les deux prenaient le contrepied d’un sujet grave. Se débrouiller pour avoir un point de vue chargé de vie, plutôt optimiste.

Le ton du film, c’est important dans vos choix ?

SB : Que ce soit le ton du film, ou ce genre de particularités, c’est ce qui contribue au style. Chacun prend ce qu’il veut du style. Pour ma part, je le trouve essentiel.

Votre film est aussi un film burlesque. Vos gags sont presque disséminés en arrière-plan, ou alors ce sont des scènes courtes. Celle de Gustave Kervern et son domino de pneus est assez représentative de cet humour.

PR : On s’est inspirés d’Intervilles et de ces émissions où il y a le défi du village. J’avais besoin d’une respiration, en résonance du poids de l’enjeu qui arrive sur le personnage de Christian. J’avais besoin de dégrafer un peu. C’était aussi une boucle à l’intérieur du récit. C’est presque une allégorie de ce qui arrive au personnage. C’est-à-dire que c’est un foirage. Toute cette énergie déplacée, cette envie de défi vouée à l’échec.

 
Du goudron et des plumes de Pascal Rabaté, avec Sami Bouajila, Isabelle Carré, Daniel Prévost, Zinedine Soualem… France, 2013. Sortie le 9 juillet 2014.