Interview Moignons Cotillard

 

Rencontre avec Barthélemy Beaux, docteur ès Moignons

De rouille et d'os, Jacques AudiardLe 17 mai dernier, De rouille et d’os, le sixième long-métrage de Jacques Audiard, lançait les véritables hostilités de la compétition du Festival de Cannes. La comédienne y incarne le rôle d’une dresseuse d’orques qui, suite à un accident, se retrouve en fauteuil roulant, privée de ses deux jambes. Présente sur le plateau du Grand Journal de Canal +, elle avait très justement et très gentiment rembarré les journalistes qui lui demandaient, en gros, un truc du genre : “Mais vos moignons, là, comment qu’ils ont fait ?” Et l’actrice de répondre : “Je ne sais pas si c’est très intéressant de parler de ça, pardonnez moi (…). Je n’ai pas forcément très envie de parler de ces choses techniques, en tout cas moi (…). Mais c’est vraiment bien fait.” Hannnnn ! Dans les dents ! C’est qu’elle a bien raison la Marion. Si des journalistes ont des questions d’ordre technique à poser, ils n’ont qu’à faire leur travail d’investigateur en allant chercher l’information à la source, à savoir auprès des spécialistes ! C’est ce qu’a fait l’équipe de Grand Écart, toujours sur le qui-vive, en allant à la rencontre de Barthélemy Beaux, l’un des mÔssieurs “moignons” qui a bien voulu nous en apprendre plus sur ce tour de passe-passe numérique particulièrement bluffant.

 
Comment en arrive-t-on à faire des moignons pour Jacques Audiard ?

Ca commence en juin-juillet 2011 à Mikros Image, la société de postproduction dans laquelle je travaille. Cédric Fayolle (superviseur des effets spéciaux cinéma) me dit qu’on doit faire des tests pour le prochain film de Jacques Audiard. Il s’agit de tourner avec une actrice qui, dans le film, est supposée être amputée au niveau des genoux. Il fallait anticiper les problématiques auxquelles on pourrait être amené à faire face. Comment recréer le décor à la place des jambes effacées ? Que se passe t-il lorsque l’un des acteurs porte celui qui est supposé ne plus avoir de jambes ?… On a donc tourné quelques plans caméra à l’épaule dans lesquels je faisais moi-même l’acteur, et que l’on a ensuite truqués et présentés à Jacques Audiard. Les images lui ont beaucoup plu. Lorsque le travail sur les plans a commencé en février, mon expérience sur les premiers essais ont permis que je sois intégré à l’équipe.

Comment modélise-t-on des moignons ?

Selon les plans, le travail n’était pas tout à fait le même. Mais d’une manière générale, il a fallu effacer les tibias de Marion Cotillard, et recréer ce qu’il y a derrière (décors, acteurs, vêtements, objets…). Parfois, c’étaient des mouvements entiers de Matthias Schoenaerts qu’on a dû reconstituer. Il a fallu aussi trouver une découpe cohérente du genou. Sur le tournage, Marion était équipée d’une prothèse (comme une sorte de genouillère) qui permettait d’avoir l’extrémité de sa cuisse lisse (sans les volumes des genoux) ainsi que les cicatrices. Cela nous a servi de repères pour la découpe. Mais il a fallu par la même occasion effacer le raccord entre cuisse et prothèse. Et faire correspondre la couleur. Sur certains plans, des moignons ont été créés et animés en 3D. Il a fallu alors faire le raccord entre la cuisse de Marion et la 3D, faire correspondre la bonne orientation, la bonne lumière, les bonnes couleurs… Parfois, on sentait encore le creux créé par les tendons du genou, il a fallu alors recréer une partie de la cuisse pour cacher tout ça. Dès qu’un trucage touche à quelque chose en mouvement (les muscles d’un corps par exemple), recréer peut devenir assez vite compliqué. Il fallait surtout être minutieux, patient et trouver des astuces. Mais c’est souvent comme ça dans les trucages. Il faut toujours avoir le souci du détail.

C’était ton premier moignon ?

Oui, ou plutôt ma première paire de moignons, pour être exact.

Ca t’a donné envie de continuer à faire des moignons ?

Pourquoi pas. Ou peut-être des bras pour changer. Non, plus sérieusement, pour moi, peu importe le type de trucage que l’on me demande. L’envie de créer des images reste présente. C’est tout l’intérêt de ce métier ; chaque trucage est différent, à chaque fois on doit réfléchir à quelque chose de nouveau, à des problèmes que l’on n’a jamais rencontrés auparavant. Et personnellement, j’y trouve encore plus de plaisir quand je sais dans quel but cela est fait et quelle image forte cela peut créer. D’autant plus dans De rouille et d’os où les trucages sont davantage destinés à servir une histoire.

Y a-t-il une façon différente d’appréhender les trucages dans un film en prises de vues réelles par rapport à un film d’animation ?

Il y a quelques différences… dans le vocabulaire. Dans un film d’animation, les éléments que l’on mélange ensemble sont globalement issus de la 3D, ce qu’on appelle des “passes”, où l’on a séparé la couleur, la lumière, les ombres… En prises de vues réelles, on prend en considération d’autres aspects comme le grain de la pellicule, la distorsion optique… Et les “genres” se mélangent lorsqu’il faut, par exemple, intégrer un élément 3D dans un élément filmé. Pour que ça marche, la 3D doit être travaillée pour qu’elle puisse correspondre aux propriétés des images filmées. La balance des blancs, la manière dont réagit la lumière, la focale utilisée, le grain… Tout doit correspondre à ce qui a été filmé pour que le trucage marche. Mais sinon, dans l’ensemble, l’approche est la même dans le sens où il s’agit de mélanger différents éléments ensemble pour créer le plan final.

As-tu parlé moignon avec Marion ?

Malheureusement, aucun débat-moignon n’a pu être organisé, je ne l’ai pas rencontrée.

Lui a-t-on demandé d’adapter son jeu de jambes ?

Les bas verts de Marion Cotillard sur le tournage de De rouille et d'osNon, je n’étais pas sur le tournage mais je crois que son jeu vient simplement de son talent et de la direction de Jacques Audiard. Elle jouait en faisant traîner le plus possible ses jambes, comme s’il s’agissait d’un poids mort qui n’influence pas ses autres mouvements. Mais pas de demande ni de restriction spécifique pour les trucages, mis à part que sur le tournage elle était habillée avec des bas verts qui nous permettaient ensuite d’identifier plus facilement sur les plans la position exacte de ses jambes. Après, sur les plans avec de la 3D, ce sont les animateurs qui ont dû recréer les mouvements de jambes de Marion sur des jambes 3D. Et là, il fallait que ça corresponde au réel pour que tout soit cohérent.

Comment s’est terminée ton aventure ?

Entre le moment où les plans ont été livrés et la projection, ça a été très rapide. Mais de notre côté, on a pu tout finir à temps. D’une manière générale, le travail sur les plans avançait assez rapidement, du coup ça a permis d’équilibrer entre les plans plus compliqués et ceux qui demandaient moins de travail. Pour moi, c’était un super projet, du coup quand il s’est terminé, ça me manquait déjà. C’était la première fois que je passais autant de temps sur un film ; entre lire le script, faire les tests un an plus tôt et travailler sur les plans du film. Puis ensuite voir les affiches de plus en plus présentes dans les rues, et enfin visionner le film, c’est tout un projet qui s’est terminé. Et quand il s’agit d’un film comme celui-ci, ce ne sont que des bons souvenirs.

Quels sont tes films préférés de moignons ?

Je dirai Forrest Gump, dont les scènes avec le lieutenant Dan ont été très intéressantes à analyser pour voir comment ils avaient fait et pour comprendre pourquoi certaines scènes marchent encore très bien aujourd’hui, presque vingt ans plus tard. Et pour le côté décalé, Planète Terreur, si tu veux voir une wonder woman avec une mitraillette en guise de jambe.

 
De rouille et d’os de Jacques Audiard, avec Marion Cotillard, Matthias Schoenaerts, Bouli Lanners… France, 2012. Sortie le 16 mai 2012. En compétition au 65e Festival de Cannes.