Portier de nuit, de Liliana Cavani

 

Affiche de Portier de nuit, film de Liliana Cavani Presque quarante ans après sa réalisation, Portier de nuit de Liliana Cavani sort enfin en DVD et en version restaurée en France. Censuré en Italie et un peu partout ailleurs à l’époque de sa sortie en 1973, le film est pourtant bien plus qu’une production érotico-scandaleuse.

A Vienne, en 1957, Max (Dirk Bogarde) est portier de nuit dans un hôtel. Il y croise un jour Lucia (Charlotte Rampling), en voyage avec son mari chef d’orchestre. A peine un regard, et leur passé commun resurgit : ancien officier SS, Max a entretenu avec Lucia une histoire d’amour trouble alors qu’elle était prisonnière dans un camp de concentration. Ils vont reprendre leur relation dans un monde qui préfère oublier les atrocités de la guerre.

Quelques années avant Portier de nuit, Liliana Cavani a réalisé un documentaire sur les femmes dans la résistance : plusieurs rescapées y racontent leur expérience des camps et les traumatismes qu’elles garderont à jamais, alors même que la société tente d’effacer ce mauvais souvenir de la mémoire collective. (1) La réalisatrice s’est ainsi inspirée de ces expériences pour écrire Portier de nuit. En 1973, le nazisme et les horreurs de la guerre sont toujours des sujets tabous ; on n’invoque pas encore le devoir de mémoire, peu de films traitent frontalement de ces questions. Les films de guerre s’intéressent à l’affrontement entre les nations, Les Damnés à la montée du nazisme. Salo n’est pas encore sorti, et Claude Lanzmann ne livrera son exceptionnel témoignage Shoah que dix ans plus tard.
Dans ce contexte, Portier de nuit ne met aucun atout de son côté : Cavani s’attaque au nazisme et mêle à son récit un amour passionné et romantique comme la littérature en a connus : mis à part le mode SM du film, ses héros connaissent le même destin tragique que Tristan et Iseut ou Roméo et Juliette.

Charlotte Rampling porte une casquette nazie dans Portier de nuitA quelques exceptions près, les critiques ont unanimement réagi en traînant le film dans la boue, voire en saluant la censure. Aux Etats-Unis, Portier de nuit a été classé X à sa sortie ; en Italie, il a été interdit « pour obscénité » et parce que « réalisé par une femme, [Portier de nuit] montre une scène ignoble où l’on voit l’interprète féminine prendre l’initiative dans les rapports amoureux ». Et même si cela paraît incroyable et obsolète, on ne peut pas dire que la récente interdiction aux moins de 16 ans du film Sleeping Beauty de Julia Leigh pour « incitation à la prostitution » vienne redorer le blason des censeurs du XXIe siècle. (2)

Pourtant, si on laisse de côté la scandaleuse idylle sadomasochiste et les scènes chocs comme la chanson de Marlène Dietrich qu’interprète devant un parterre d’officiers SS Charlotte Rampling seins nus, une casquette nazie vissée sur la tête, le symbolisme et l’intelligence de Portier de nuit emplissent l’écran. Peu d’images sont réellement scabreuses : les flash-back dans les camps rappellent une horrible réalité mais ne martèlent pas inutilement l’horreur nazie. L’hôtel viennois dans lequel Max et Lucia revivent leur passion déviante constitue un microcosme qui abrite la violence des camps. On y retrouve la victime et son tortionnaire, mais aussi tous les anciens officiers qui se regroupent pour une parodie de procès visant à se laver les mains. Le portier de nuit et ex-SS Max est celui qui a rendu possible l’obscénité nazie et qui l’approuve encore en hébergeant ses anciens compagnons. Seul à être rongé par la culpabilité et à se cacher “comme une taupe” dans un hôtel sombre, il ne peut ni ne veut oublier, simplement parce que se mêle à ces années de guerre la singulière rencontre avec Lucia. Tous deux marqués à jamais par ces événements savent que vivre de nouveau avec les autres est impossible et décident de mourir ensemble, aussi incompris par les criminels de guerre que par leurs proches.

Dirk Bogarde et Charlotte Rampling dans Portier de nuitPortier de nuit a inauguré toute une vague répugnante de nazixploitation, de porno-nazi, notamment Ilsa, la louve des SS, film érotique sadomaso et fétichiste de très mauvais goût entre les prisonniers et les officiers d’un camp de concentration. Ce sont ces films-là, qui profitent de la brèche ouverte par Liliana Cavani sans en saisir la subtilité, qui sont à oublier immédiatement et définitivement, tandis que, quatre-vingts ans après la Seconde Guerre mondiale, la beauté dérangeante et la force de Portier de nuit restent intactes.

 

(1) Le documentaire de Liliana Cavani La Femme dans la résistance (1963) figure sur la version restaurée du DVD.
(2) A l’heure de la rédaction de cet article, la Commission de classification des films préconise une interdiction aux moins de 16 ans pour
Sleeping Beauty, à sortir la semaine prochaine (16 novembre 2011) sur les écrans. ARP, le distributeur, a fait appel pour que cette décision soit revue.

 
Portier de nuit de Liliana Cavani, avec Dirk Bogarde, Charlotte Rampling, Gabriele Ferzetti… 1973, Italie. Sortie DVD le 26 octobre 2011.