La Taupe, de Tomas Alfredson

 

La Taupe, de Tomas AlfredsonTomas Alfredson est un génie ! Après avoir défrayé et effrayé la chronique en livrant la plus brillante des variations vampiriques de ces dernières années avec Morse (2008), le réalisateur suédois nous revient ici en tragédien brillant à la tête d’un thriller d’espionnage absolument magistral, La Taupe, adapté du livre éponyme de John Le Carré et porté par un Gary Oldman en état de grâce dans le rôle de l’espion George Smiley.

Tenir la gageure n’était pourtant pas chose aisée. Encore fallait-il, pour Tomas Alfredson, oser marcher sur les mots de John Le Carré, et pour Gary Oldman, sur les pas de sir Alec Guinness, qui restait jusqu’ici la figure indissociable du personnage de Smiley qu’il incarna au petit écran dans une minisérie produite par la BBC il y a trente-trois ans. Et donc John Le Carré de s’interroger à juste titre : “Comment un autre pouvait-il égaler sa performance ? Comment Tomas Alfredson, aussi bon réalisateur soit-il, allait-il pouvoir développer une intrigue aussi complexe en seulement deux heures ? La série avait nécessité sept heures !” Et pourtant…

1973. Le monde respire encore au rythme de la guerre froide. C’est le branle-bas de combat au quartier général du MI6 – les services secrets britanniques -, surnommé le Cirque pour sa vue imprenable sur Cambridge Circus : un agent double se serait infiltré au cœur de ses plus hautes instances. Le chef du MI6, alias Control (John Hurt), pense être sur le point de le confondre grâce à un informateur basé à Budapest. Mais la mission est un fiasco. Il doit se retirer, entraînant dans sa chute son plus fidèle lieutenant, l’agent George Smiley (Gary Oldman). Mais celui-ci est discrètement rappelé par le gouvernement qui lui confie la délicate mission de débusquer la taupe…

Bien loin du romantisme glam de l’agent 007 ou de la frénésie d’un Jason Bourne, Tomas Alfredson délivre un film d’une sobriété redoutable. Un récit tiré à quatre épingles où rien ne dépasse. Le réalisateur reprend tous les grands thèmes du genre : l’amitié, l’amour, la trahison, la loyauté, l’ambition, la paranoïa. Mais son traitement est sans concession, rêche, dépourvu de tout sentimentalisme. Alfredson nous trimballe où bon lui semble dans les méandres d’une intrigue aux airs de poupée russe. Nous plonge dans un dédale de personnages dont il semble avoir pris soin d’effacer la moindre aspérité. Les paroles sont rares, les émotions contrôlées ou étouffées, les costumes sobres, les teintes quasi monochromes.

Colin Firth dans La Taupe, de Tomas AlfredsonAu cœur de ce fantastique imbroglio humain, la caméra d’Alfredson traque le moindre faux pas de ces héros très discrets à l’apparente banalité, révélant le devoir de pénitence que le métier leur impose. Tous sont condamnés à se nier eux-mêmes, à contenir leurs états d’âme, à refouler leurs idéaux, à effacer l’intime de leur vie s’ils ne veulent pas finir hors-jeu. Un art dans lequel l’agent George Smiley est passé maître et auquel Gary Oldman a su donner toute la mesure. C’est un personnage complexe à la fois doux, réfléchi, prudent, manipulateur, parfois cruel, mais également traversé par une certaine mélancolie. Ca ressemblerait presque à du désespoir, comme les réminiscences d’une rage contenue ou de blessures passées. Impassible, Smiley observe, écoute, pose des questions, attend des réponses. Pas d’Aston Martin ou de vodka martini à la cuillère. C’est le flegme poussé à l’extrême, à l’image de cette incroyable séquence d’ouverture où Gary Oldman met vingt bonnes minutes avant de lâcher sa première réplique. Toute la tension du récit est là. Dans cette monotonie, dans ce lourd silence qui parcourt le film d’un bout à l’autre. Dans ces personnages désenchantés, sombres silhouettes d’une époque qu’ils ne comprennent déjà plus. Dix ou vingt ans plus tôt, jamais ils n’auraient imaginé que l’un d’entre eux aurait pu passer à l’ennemi. Mais ils sont tous peu à peu devenus les artisans d’un nouveau monde où la trahison, la suspicion et le mythe de la conspiration sont désormais monnaie courante. Il s’agit juste d’apprendre à faire avec. Certains y arrivent mieux que d’autres. Sorte de sélection naturelle.

La Taupe est un film à l’élégance délicate, à la mécanique précise et laisse au final une sensation de cohérence et d’harmonie parfaite. C’est donc bien volontiers que l’on accepte de se perdre dans cette intrigue à la complexité géniale et passionnante, dirigée par un Tomas Alfredson sûr de son art. Une réalisation affirmée et assumée, d’une très grande authenticité.

 
La Taupe (Tinker, Tailor, Soldier, Spy) de Tomas Alfredson, avec Gary Oldman, Colin Firth, John Hurt, Tom Hardy, Ciaran Hinds, Benedict Cumberbatch, Toby Jones… France, Angleterre, Allemagne, 2012. Sortie le 8 février 2012.