Hors Satan, de Bruno Dumont

 

 
Hors Satan, de Bruno DumontA Cannes (et par extension, aux projections organisées pour la presse), plusieurs choses permettent de se faire une idée d’un film : quand beaucoup de monde quitte la salle avant la fin de la projection, ou reste en soufflant/jouant sur son portable (c’est au choix), quand des huées puissantes se font entendre avant même le début du générique de fin, c’est souvent bon signe. Oui, on pourrait croire que d’une voix d’une seule, la sacro-sainte presse française s’élève contre un mauvais film ; mais en réalité, les films qui divisent, qui ennuient les plus prétentieux (c’est souvent ceux-là qui huent, partant du principe relevé par Roland Barthes dans ses Mythologies que « si moi, journaliste érudit et reconnu, je n’ai pas aimé ni tout compris, c’est que vous, pauvres cloportes de sous-journalistes que vous êtes, vous n’avez même pas dû comprendre ce que vous venez de voir » – bon, je paraphrase, Barthes l’écrivait mieux (1)), ce sont souvent les œuvres dont on se souviendra longtemps après, celles qui demandent à être vues plusieurs fois pour être mieux comprises.

A Cannes, disais-je, quelques huées à la fin de The Tree of Life et de Hors Satan me ravissent. Je ne m’étends pas sur le premier, vu ce matin, qui fera l’objet d’un article plus conséquent sur Grand Écart (mais en trois mots de journaliste non érudit, et entre nous, je peux vous le dire : « Putain, ça claque ! »), mais sur le second, vu dans la foulée (les deux ayant d’ailleurs beaucoup de similitudes). Bruno Dumont continue son exploration de la noirceur humaine sur fond mystique. Il est remarquable de constater comme ses films ont tous d’énormes points communs sans pour autant se ressembler. On pense à L’Humanité, mais Dumont décale l’intrigue policière pour n’en faire qu’une toile de fond ; on pense à Flandres et à ses personnages qui traversent l’enfer ; Hadewijch n’est pas loin, puisque son précédent film s’enfonçait déjà dans le mysticisme et la foi ; enfin, Hors Satan, par son titre, rappelle inévitablement La Vie de Jésus.

Pourtant Hors Satan n’est aucun de ces films – ou alors, peut-être la somme de tous. Cette fois le cinéaste pointe l’ordinaire – l’humanité de ses personnages – pour toucher l’extraordinaire. Son personnage principal, homme pieux, fait des miracles et sauve les autres. A sa façon. Est-il un prophète, un envoyé de Dieu qui pourchasse le démon, ou est-il véritablement le mal ? Mystérieuse question qui hante le film. A chaque élément de réponse, Bruno Dumont brouille les pistes encore un peu plus. Où est le bien, ou est le mal ? Encore plus que dans Hadewijch, Dumont interroge la foi et ses limites, jalonnant son récit de références bibliques, invoquant les paysages : fluctuants, grandioses, terrifiants, ils se font révélateurs de la sublime ou monstrueuse nature humaine, substituent des mots devenus inutiles, emplissent l’écran d’une beauté qui, toujours chez Dumont, s’oppose aux personnages (souvent incarnés par des acteurs non professionnels, soit des personnes qui « vivent » leur rôle). Cette pureté radicale, qui divise et demande à être appréhendée, est rare dans le cinéma français : qu’on l’aime ou non, elle est ici parfaitement maîtrisée. N’en déplaise à certains, Hors Satan est un grand film.

 
Hors Satan, de Bruno Dumont, avec Alexandra Lematre, David Dewaele. France, 2011. Sortie le 19 octobre 2011. En sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes 2011.

(1) A noter, Barthes parlait principalement des journalistes du Figaro. C’était en 1957. Comme quoi, certains journaux restent éternellement fidèles à leur ligne éditoriale.