Holy Motors, de Leos Carax

 

Holy Motors, de Leos CaraxHoly Motors est saisissant, ultrasensible, d’une beauté étrange, déviante, inattendue. « Convulsive », dirait André Breton. Et c’est, aujourd’hui, l’un des seuls films à nous parler aussi puissamment de cinéma. Un Denis Lavant aux multiples visages y interprète monsieur Oscar, incarnation du septième art enchaînant les personnages et les situations : dans la peau d’une vieille mendiante, en motion capture ironique pour une séquence sidérante entre shoot’em up et sexe virtuel, ou encore dans le rôle de Merde (personnage génialement burlesque, déjà héros du segment homonyme du film collectif Tokyo !, auquel Carax participa en 2008), dans celui d’un père de famille, d’un tueur à gages, d’un banquier assassiné au Fouquet’s ou d’un ancien amant de Jean Seberg (dont une Kylie Minogue étonnante apparaît comme la transposition poétique).

Près d’une dizaine de films cohabitent ainsi dans Holy Motors, dont il paraît impossible de vouloir épuiser l’abondance thématique. D’ailleurs, ce serait même sans doute à côté de la plaque. Toutefois, il faut reconnaître que ces dérives narratives font assez immédiatement penser à Godard – qui reconnut lui-même Carax comme son héritier spirituel dès 1987 (juste après Mauvais sang), dans son adaptation du Roi Lear. Devant Holy Motors, on songe ainsi, avec un indéniable plaisir cinéphile, à Alphaville ou à Pierrot le fou. D’autant que la typo du titre fait ostensiblement penser à celle adoptée par JLG à la fin des années 1960 (pour La Chinoise ou Deux ou trois choses que je sais d’elle), comme le thème lancinant composé par Neil Hannon pour Holy Motors évoque celui du Mépris.

Eva Mendes et Denis Lavant dans Holy MotorsMais au jeu des sept familles, on pourrait aussi reconnaître des résurgences des Yeux sans visage de Georges Franju, de La Belle et la bête de Cocteau (pour une séquence hallucinée dans les égouts avec Eva Mendes), parfois de Tati, voire de Tron ou Matrix… Au final, Holy Motors saute au regard comme un film-somme, un chant crépusculaire ou un testament. Non pas de Carax (on lui souhaite d’ailleurs très vite d’autres films), mais du cinéma lui-même ; d’un cinéma qui s’autodévore pour se réinventer. Film-phénix, Holy Motors aurait donc clairement mérité la Palme de ce Festival de Cannes 2012, ne serait-ce que pour ce qu’il dit du cinéma. Pourtant, il voit plus loin encore.

« A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues », écrivait Rimbaud dans Une saison en enfer : comme pour Mauvais sang, le thème de Holy Motors semble fondamentalement faire écho au poète d’Alchimie du verbe. Qui, plus encore que Godard, paraît innerver le film de Carax – de la même manière qu’il traversait Pierrot le fou en 1965. Rimbaud cinéaste. Et Godard, Carax en frères spirituels, « opéras fabuleux » d’une même expérience poétique. L’imaginaire comme moteur céleste. Métaphores, métamorphoses. Hallucinations. Ceci n’est pas un film, c’est un appel au rêve. Au désir. A l’enchantement. Enfance de l’art : « De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible » (Rimbaud, toujours).

Edith Scob dans Holy MotorsAinsi, ce qui distingue Holy Motors – et en fait un film inactuel, intemporel – c’est sa foi en l’art comme expérience psychique et sensorielle, confinant à une forme de magie. Et de magie véritable, pas d’un tour de passe-passe. Au fond, il ne s’agit pas de citations, mais de la voix des ancêtres, des esprits, des fantômes du cinéma. « Jamais aucune idée au départ de mes projets, aucune intention. Mais deux, trois images. Plus deux, trois sentiments. Si je découvre des correspondances entre ces images et ces sentiments, je les monte ensemble », explique ainsi Carax (qui souligne) à Jean-Michel Frodon dans le dossier de presse du film. Où l’art poétique du cinéaste n’est pas sans rappeler Baudelaire ou Swedenborg. En un mot, le cinéma-poème de Carax n’est pas une industrie ou un spectacle : c’est une mystique vécue en bandes magnétiques.

Pourtant ésotérique, savant noir, virtuose à couper le souffle, Holy Motors n’en reste pas moins un film ouvert, terriblement drôle et violemment sensuel. « Tout public », comme on dit. Il n’a jamais la froideur de la cérébralité, la morgue de l’encyclopédiste. Chef-d’œuvre, mais sans rien d’accablant, de difficile ou d’écrasant, le film est au contraire une immense incitation à la liberté, en plus d’être effectivement mené d’une main de maître. Exceptionnel, stupéfiant dans tous les sens du terme, Holy Motors est à voir et à revoir, à laisser infuser. On n’a pas fini d’en parler. Mais déjà, quelle claque !

 
Holy Motors de Leos Carax, avec Denis Lavant, Edith Scob, Eva Mendes, Kylie Minogue… France, 2011. En compétition au 65e Festival de Cannes. Sortie le 4 juillet 2012.

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