Le geste cinématographique

 

Cochon qui s'en dédit, de Jean-Louis Le TaconLoin du cinéma formaté et calibré qui pourrit nos salles et plus que jamais nos cinémas Art et Essai (Art et Essai se traduit par « critères artistiques et financiers spécifiques » qui en bon français veut dire – vous allez vous fader du Benoît Jacquot encore trente ans), loin du verbiage intello critique formaté et calibré des professionnels de la profession qui pourrit à la minute même qu’il fleurit, il existe un langage différent, un cinéma différent qui ne tire pas une légitimité supposée artistique d’une hypothétique exigence artistique (qu’est-ce que c’est que ce gros mot ?) mais qui produit sa substance et sa force de la volonté d’exécuter le geste cinématographique, une intention « désintéressée » de mettre en mouvement l’espace public et de raconter la société telle qu’elle est sans les codes imposés par l’industrie cinématographique. Le geste cinématographique ne nécessite pas de moyens particuliers mais il exige de passer outre les règlements, d’abattre toutes limites et toutes frontières. Les cinéastes de cœur, les autodidactes comme les accomplis ont, du coup, toute liberté d’appréhender la réalité du quotidien pour mieux nous faire partager leur expérience de la vie. Aujourd’hui, attention danger ; les chaînes de télévision, nouvelles mères maquerelles, organisent la régression ; téléréalité, tout est dit !
Le geste cinématographique participe à la gestion contrôlée des milieux comme une garantie d’authenticité ; au cœur de l’image, l’ouvrier d’une usine qui témoigne de sa condition conduit son film loin de toute aliénation. Continuons le combat contre les diktats.
Si vous désirez découvrir la veine et creuser davantage, je vous encourage à piocher (je suis sûr que certains d’entre vous n’ont pas attendu mon appel pour fouiller) dans les œuvres des groupes Medvedkine (1967-1973) et Cinélutte (1973-1979) en passant par les écrits aussi érudits qu’accessibles du grand spécialiste de la chose, Patrick Leboutte.
Il y a quelques années, j’ai découvert l’œuvre la plus emblématique s’il en est, réalisée par Jean-Louis Le Tacon, Cochon qui s’en dédit. Un choc. Une véritable boucherie.

« Quarante minutes au sein d’un élevage industriel de porcs. Il y a Maxime, emmuré seul avec mille bêtes assourdissantes. Il y a des tombereaux de merde, il y a ses rêves inavouables. Il n’y a rien d’autre à voir, il y a seulement à éprouver.
Pendant trois ans, en super-8 et poussé par Jean Rouch, Jean-Louis Le Tacon filme la raison économique comme une machine de mort, l’histoire d’un type qui doit d’abord sauver sa peau. Mais lui appartient-elle encore, sa peau ? C’est le sujet : un corps souillé, essoré, sous une peau de porc.
Prix Georges Sadoul 1980,
Cochon qui s’en dédit fit scandale. On ignorait alors à quel point il préfigurait les temps que nous vivons, telle une métaphore implacable. Semblable réquisitoire, en effet, appelle l’émeute. »

Patrick Leboutte

Je pense souvent à Maxime claquemuré dans sa porcherie : “Je vis porc, je mange porc, je baise porc.”
Les principales œuvres éditées aux Editions Montparnasse dans la collection « Le geste cinématographique » bousculent les repères et nous redonnent cet influx critique si difficile à préserver.

Les Editions Montparnasse sortent trois merveilleux coffrets : Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin (récompensé par le prix de la Critique à Cannes en 1961), Madame L’Eau de Jean Rouch et le mégacoffret 9 DVD, Penser critique.

 
Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin, avec Marceline Loridan-Ivens, Jean-Pierre Sergent, Nadine Ballot, Mary Lou…

Chronique d'un été, de Jean Rouch et Edgar MorinSur les conseils des deux réalisateurs, Marceline et Nadine battent le pavé en posant aux passants LA question essentielle : « Etes-vous heureux ? » La question du bonheur fait fuir, c’est bien connu.
Nous sommes en 1961. Pendant que notre société de consommation s’acharne à rendre dépendants les plus fragiles, la guerre d’Algérie fait rage. Drôle d’époque.
A travers la conception du bonheur, Chronique d’un été tisse les portraits d’Angelo, Mary Lou, Landry, Jean-Pierre, Marceline, Régis…
Angelo, ouvrier spécialisé des usines Renault, avoue que le quotidien bouffe sa révolte. Angelo, c’est une grande gueule, un généreux, un furibard amer d’être devenu l’appendice de sa machine, déçu aussi d’être si peu considéré.
Mary Lou débarque de son Italie natale, paumée, entre une sensibilité à fleur de peau et ses premiers revers amoureux.
Landry débarque du Congo. Quand on l’interroge sur sa condition, Landry affirme ne développer aucun complexe. Bien chez lui, bien chez nous.
Marceline nous communique sa bonne humeur. Elle deviendra cette grande dame du documentaire, épouse de Joris Ivens.
De chronique sociale en chronique culturelle, Jean Rouch et Edgar Morin accouchent leurs interlocuteurs la clope au bec. A l’époque, nous pouvions picoler et fumer à l’écran, c’est tout de même plus sympa que tailler le bout de gras devant une camomille.
Les discussions sont enlevées surtout quand l’Algérie s’invite à la fête. Les plus intransigeants sur la question comme Jean-Pierre ne s’autorisent pas au bonheur. L’heure est grave, point barre, nous rigolerons plus tard. Marceline, compagne de Jean-Pierre, rescapée des camps d’extermination refuse de sombrer dans la morosité des lendemains qui déchantent. Marceline est une femme d’espoir, une femme d’avenir.
Le ton monte. Un technicien du film accuse Angelo de n’être qu’un ouvrier assisté alors que lui va sans cesse au charbon, à la pêche aux contrats. Jean Rouch peste, son film lui échappe au profit des discussions de comptoir. En complément, Un été +50 revient sur des séquences inédites cinquante ans plus tard. Marceline Loridan-Ivens, Regis Debray, Edgar Morin font le point sans une once de nostalgie mais avec l’à-propos des grands penseurs. Debray ne s’épargne pas.

 
Madame L’Eau de Jean Rouch, avec Damouré Zika, Lam Ibrahim Dia, Tallou Mouzourane, Philo Bregstein, Wineke Onstwedder, Frans Brughuis, Dirk Nijland, Idrissa Maïga, Amidou.

Madame L'Eau, de Jean RouchJean Rouch revient auprès de Damouré, Lam et Tallou après Jaguar (1967), Petit à petit (1970) et Cocorico monsieur Poulet ! (1974).
La sécheresse sévit au Niger. Damouré, Lam et Tallou partent en Hollande à la rencontre d’ingénieurs dans l’espoir de rencontrer les fameux constructeurs de moulin, dompteurs du vent. Nos globe-trotters s’inquiètent pour les récoltes à venir qui s’annoncent maigres. Monsieur Le Vent rencontrera bientôt Madame L’Eau. Bientôt le fleuve Niger pénétrera la terre nourricière.
Nos trois complices désamorcent les problèmes grâce à leur humour faussement candide, garants d’une sagesse certaine et du bon sens en action. Les ingénieurs hollandais sont prévenus : “Le premier moulin on vous regarde faire, pour le deuxième nous nous servirons du mode d’emploi parce qu’il faudra nous laisser un mode d’emploi !” déclare Damouré.
Patrick Leboutte les compare à des cousins africains de Bibi Fricotin. Madame L’Eau a été récompensé au Festival de Berlin par le Grand Prix international de la paix.
C’est tout simplement l’aventure de joyeux anthropologues qui n’oublient jamais de remplir leurs besaces de belles histoires.

 
Coffret Penser critique

Penser critique, kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s)Ce mégacoffret de 9 DVD se présente comme un « kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s) ». Vous dire qu’il est indispensable, au même titre que le coffret Grands Reporters, les films du prix Albert Londres, est un doux euphémisme. L’éclairage de philosophes, sociologues, magistrats, entre autres, donne l’envie d’en savoir plus. Et c’est gagné.
Cette chronique ne vaut que pour l’information brute et primaire. Il me faudra encore poser 200 jours de RTT pour venir à bout de ces discussions, débats et échanges.

Les trois premières galettes résonnent au son du travail, de la crise et des luttes sociales :
DVD 1
Christophe Dejours, Penser le travail, une urgence politique. Christophe Dejours, La Centralité du travail. Patrice de Charette, Le Droit du travail. Robert Castel, La Société du précariat. Robert Castel, La Question sociale.
Complément : Patrice de Charette, L’Affaire Charette & le Syndicat de la magistrature face à « l’affaire ».
DVD 2
Luc Boltanski, Mettre en cause. Renaud Van Ruymbeke, Corruption et criminalité économique et financière.
Complément : Charles Piaget, La Lutte pour des droits nouveaux dans les entreprises.
DVD 3
Etienne Balibar, L’Ebranlement 68. Charles Piaget, Lip, une école de la lutte.

La quatrième galette s’épanche sur l’enseignement et la recherche :
DVD 4
Collectif, Universités, le grand soir. Bernard Lahire, Pour un enseignement des sciences sociales dès l’école primaire. Bertrand Ogilvie, Lutter contre l’exclusion scolaire.
Bernard Lahire, L’Illettrisme : un concept fourre-tout. Bertrand Ogilvie, La Laïcité, une idée d’avenir. Christian de Montlibert, L’Université et la recherche face au néolibéralisme. Christophe Charle, Penser la réforme des universités.
Complément : Bernard Lahire, Où est passée la culture ?

Place aux hommes et aux frontières sur les 5e, 6e et 7e galettes :
DVD 5
Monique Chemillier-Gendreau, Penser l’Europe. Etienne Balibar, L’Europe et ses frontières. Danièle Lochak, La France et ses étrangers. Danièle Lochak, Ouvrir les frontières. Louis-Georges Tin, Les Statistiques de la diversité.
DVD 6
Emmanuel Terray, Les Raisons de la révolte. Pap Ndiaye, La Condition noire en France.
DVD 7
Jérôme Valluy, Pour une Europe continent d’asile. Jérôme Valluy, Combattre la xénophobie. Laurent Bonelli, Le Tournant sécuritaire. Aïda Chouk, Pour une libre circulation des personnes.
Compléments : Emmanuel Terray, Economie et immigration & une politique de la peur. Luc Boltanski, Identité nationale. Pap Ndiaye, Frontières intérieures. Laurent Bonelli, Le Syndicat de la magistrature face aux politiques sécuritaires. Aïda Chouk, 2001, le tournant sécuritaire & 2003, l’immigration choisie.

Le rideau tombe sur la justice et les libertés :
DVD 8
Monique Chemillier-Gendreau, Pour une Cour mondiale. Eric Alt, Droits et libertés à l’échelle européenne. Hélène Franco, Justice des mineurs. Monique Chemillier-Gendreau, Les Conditions de détention carcérale. Jean-Pierre Dubois, Une histoire de la Ligue des droits de l’homme.
Compléments : Eric Alt, La Criminalité politico-financière. Jean-Pierre Dubois, Ligue des droits de l’homme et Syndicat de la magistrature, bilan et perspectives. Hélène Franco, Bilan et perspectives.
DVD 9
Pierre Lyon-Caen, Une histoire du Syndicat de la magistrature. Robert Badinter, Une relation singulière.
Compléments : Renaud Van Ruymbeke, Le Rôle du Syndicat de la magistrature. Etienne Balibar, Le Surgissement du Syndicat de la magistrature.

Penser critique milite pour l’intelligence, le débat et le décrottage des consciences. Pour 50 euros TTC goûtez-moi ça, vous ne le regretterez pas.

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