Enemy, de Denis Villeneuve

 

Enemy, de Denis VilleneuveUn professeur d’histoire à la vie assez monotone découvre qu’il a un double en la personne d’un acteur de seconds rôles. Sa tentative de le rencontrer va chambouler son existence.

Moins d’un an après l’efficace thriller Prisoners, Denis Villeneuve revient sur les écrans avec un projet pourtant réalisé avant son film avec Hugh Jackman. Plus personnel, plus mystérieux, Enemy est un « petit film » (peu d’acteurs, de décors, histoire resserrée) dans sa facture mais très puissant en matière de mise en scène.

Construit autour d’une symbolique très précise et monté avec grande précision, le film pourrait presque servir de leçon de mise en scène. Pas un plan qui ne soit réfléchi, une lumière sophistiquée et oppressante, un climat délétère et pourtant très sensuel – le film de Villeneuve est une grande réussite, thriller bizarre et érotique qui va en dérouter plus d’un. Effectivement, il est probable qu’en sortant de la salle la plupart se demande « What the fuck ? » Et pas seulement à cause du plan final, d’ores et déjà au panthéon des meilleures fins de films de 2014. Enemy semble quelque peu opaque, incompréhensible, on pensera peut-être à Lynch… Mais Villeneuve ne suit pas la logique du rêve, son film, dans sa folie, est plus rationnel. En fait, tout est dans les cinq premiers plans.

Enemy, de Denis Villeneuve

Enemy, de Denis Villeneuve

Enemy, de Denis Villeneuve

Enemy, de Denis Villeneuve

Enemy, de Denis Villeneuve

Rien ne sera dévoilé ici, chacun étant libre d’interpréter le trajet de Jake Gyllenhaal dans le film comme il lui plaira. Une « explication » du film se trouve facilement sur Internet et elle colle parfaitement avec les propos du réalisateur.

Une ville contemporaine, impersonnelle, obscure, fonctionnelle. Un homme assis dans sa voiture, vu de dos et dont on découvre un peu le visage dans un rétroviseur : l’annonce d’une dualité, d’un besoin de refuge. Une femme nue, enceinte, assise sur un lit, qui semble attendre quelqu’un. Un carton : Chaos is order yet undeciphered. Le chaos n’est que l’ordre indéchiffré. L’annonce que tout est là, les éléments à la compréhension de ce drame ne sont pas mystérieux, il suffit juste de les lire correctement. C’est un avertissement et en même temps une grille de lecture pour le reste du métrage. Une clé pour comprendre ce qui va arriver. Et d’ailleurs… Plan suivant : un homme marche le long d’un couloir, une clé à la main… Tout est dans ce début et dans cette scène étrange du club où des hommes regardent des femmes se masturber, une scène qui se termine sur ce plan déterminant :

Enemy, de Denis Villeneuve

Le reste du film va jouer uniquement sur les thèmes et figures abordés ici : l’homme, la femme, la ville, l’araignée.

C’est une histoire de désir, d’envie. Le parcours d’un homme ravagé par sa sexualité et par conséquence, perdu dans un labyrinthe : la ville. Cette ville qui l’emprisonne est une toile d’araignée, un piège, un univers austère et menaçant. Mais cette ville, au fur et à mesure du métrage devient un paysage mental. Un paysage intérieur que Denis Villeneuve annonce déjà en interview : « Le film est un documentaire sur l’inconscient [du personnage] de Jake Gyllenhaal. »

Littéralement au cœur du film, se trouve une scène clé entre Gyllenhaal et sa mère, jouée par Isabella Rossellini. Une scène magnifique où la cruauté en jeu se traduit par des dialogues presque banals, s’ils ne révélaient pas une relation si destructrice. L’image qui suit directement cette scène est stupéfiante, on la dirait tirée d’un cauchemar du personnage principal. Après, plus aucun doute sur ce qui se joue ici et Denis Villeneuve filme le dénouement comme une tragédie antique contemporaine.

Brillamment écrit, Enemy est d’une cohérence remarquable, ainsi chaque phrase, chaque plan trouve sens, est interconnecté avec un autre, il n’y a pas d’approximation. Lors d’un cours, Jake Gyllenhaal cite Marx reprenant Hegel : « Tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Une phrase qui sera pour ainsi dire illustrée tout au long du film et trouve tout son sens avec le fameux plan final. La force de celui-ci est surtout d’être complétement lié au reste du film, il en est la conclusion logique, il est dans l’ordre des choses. A ce moment, le chaos émotionnel et mental du film se cristallise en un plan dont la puissance évocatrice évoque celle des grands mythes. On retrouve là l’essence du cinéma : sa force primale, celle de nous transporter au-delà de l’écran, de créer des images a priori hors du commun et de leur insuffler une vie, une histoire. Bref, cette faculté de créer des images qui vous hantent encore longtemps après la projection.

 
Enemy de Denis Villeneuve, avec Jake Gyllenhaal, Mélanie Laurent, Sarah Gadon… Canada, Espagne, 2013. Sortie le 27 août 2014.