Dans la brume, de Sergei Loznitsa

 

Dans la brume, de Sergei LoznitsaAprès My Joy (2010), le documentariste Sergei Loznitsa revient avec son second long-métrage de fiction, Dans la brume. 1942, au cœur d’une forêt de Biélorussie, deux combattants de la Résistance soviétique, Bourov et Voïtik, sont chargés de retrouver et exécuter Souchénia, un homme sage et tranquille qui, par un concours de circonstances, est accusé à tort de trahison et de collaboration avec l’ennemi allemand.

My Joy nous avait plongés dans une errance chaotique et éprouvante au cœur d’une Russie autant désoviétisée que désocialisée. Une œuvre étonnante, riche et exigeante qui en avait laissé plus d’un sur le bord de la route. Si Dans la brume se révèle plus abordable, pas question pour Sergei Loznitsa de céder pour autant à la facilité. Et même s’il consent à nous tenir la main le long d’un chemin narratif bien plus balisé (une trame principale flanquée de trois flash-back nous éclairant sur les pourquoi-du-comment de chacun des personnages), le cinéaste persiste et signe une nouvelle fois une réalisation ambitieuse, écorchée, au langage essentiellement visuel. Avec sa narration élaguée jusqu’à l’os et ses dialogues “silencieux”, Dans la brume témoigne de la même retenue, du même dépouillement. On retrouve cette mise en scène tirée au cordeau. Cette cohabitation troublante entre une esthétique très soignée, picturale et des mouvements de caméra propres au film documentaire. De longs plans-séquences, sobres et naturels, dans lesquels viennent s’inscrire les parcours chaotiques de Souchénia, Bourov et Voïtik.

Les trois digressions temporelles qui ponctuent le récit apparaissent comme autant d’expériences différentes du conflit. Autant de façons de le traverser. Pour Voïtik (Sergei Kolesov), les choses sont claires. C’est chacun pour soi. Voleur, lâche, indifférent, il avance dans cette guerre les yeux cerclés d’œillères. Bourov (Vlad Abashin), quant à lui, est indécis. Au départ inflexible, autoritaire, il se met peu à peu à douter de la justice de cette vengeance et s’efforce encore de comprendre la portée de ses actes. Et enfin il y a Souchénia (Vladimir Svirski), le prétendu traitre. Homme sans histoire, doux et sensible, un brun naïf. D’une abnégation et d’un sens moral incorruptible, il refuse quoi qu’il arrive de céder à la colère ou à la violence. “Il n’y a rien à comprendre. Je ne suis coupable de rien. (…) C’est le destin.” Quoi qu’il fasse, il sait qu’il finira contre un mur. Réalisant que toute invocation de la raison restera vaine, il est convaincu que le sacrifice constitue la seule issue possible. Il y a dans le personnage de Souchénia la même pureté, la même innocence que l’on trouve dans les figures de l’enfant et du fou, ces deux héros chers au cinéma de Tarkovski. Figures de martyrs-prophètes portant les stigmates d’un monde à la dérive. Souchénia pourrait être un Ivan (L’Enfance d’Ivan) devenu grand. Souchénia pourrait être le Stalker.

Stalker, d'Andreï Tarkovski“L’essentiel est qu’ils croient en eux-mêmes et deviennent fragiles comme des enfants. Car la faiblesse est grande tandis que la force est minime. L’homme, en venant au monde, est faible et souple. Quand il meurt, il est fort et dur. L’arbre qui pousse est tendre et souple. Devenu sec et dur, il meurt. La dureté et la force sont les compagnons de la mort. La souplesse et la faiblesse expriment la fraîcheur de la vie. Ce qui est dur ne vaincra jamais.”

[Stalker – Andrei Tarkovski]

Dans la brume n’est pas un film “pour le souvenir” mais s’inscrit davantage dans la veine d’un cinéma russe avide de comprendre et d’interpréter des événements sur lesquels il lui a longtemps été interdit de porter la moindre réflexion libre et personnelle. En 1984, Elem Klimov réalisait son fantastique Requiem pour un massacre, le voyage initiatique macabre et terrifiant d’un jeune garçon à travers les terres de cette même Biélorussie occupée. Trente ans plus tard, Sergei Loznitsa en propose une vision plus minimaliste et mélancolique. Contrairement au héros de Klimov, ceux de Loznitsa ne sont pas dans la “découverte” de la barbarie. Ils l’ont ingérée, digérée et s’efforcent tant bien que mal de vivre avec. Mais il y a chez Loznitsa comme chez Klimov cette même volonté de témoigner de ces tragiques années en portant leur film au-delà du simple récit de guerre. Une volonté d’approcher une véracité plus physique et psychologique que purement historique. Si le tableau de Sergei Loznitsa est certes celui d’un pays occupé, anéanti par le conflit, il s’attache surtout à révéler ces circonstances exceptionnelles où l’homme perd toute capacité de libre arbitre. Où le tissu social se déchire. Où les frontières du bien et du mal se brouillent.

 
Dans la brume de Sergei Loznitsa, avec Vladimir Svirski, Vladislav Abashin, Sergei Kolesov… Russie, 2012. Sortie le 30 janvier 2013. Présenté en compétition au 65e Festival de Cannes. Prix Fipresci de la critique internationale du 65e Festival de Cannes.

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