Cosmopolis, de David Cronenberg

 

Cosmopolis, de David CronenbergAvec Cosmopolis, David Cronenberg s’attaque à l’œuvre de l’écrivain Don DeLillo. Hélas, si le cinéaste parvient à mettre en images un roman réputé inadaptable, c’est aussi son principal défaut : David Cronenberg ne prend jamais ses distances avec une œuvre purement littéraire.

Depuis quarante ans, Don DeLillo écrit des romans existentiels qui traitent autant de l’amour que de la mort, du pouvoir que de la difficulté de communiquer. La plume virtuose de l’écrivain lui a permis de signer quelques-unes des œuvres les plus fortes de la littérature américaine contemporaine, parmi lesquelles Americana, Outremonde, Point oméga, et bien sûr Cosmopolis, chef-d’œuvre philosophique sur la déliquescence du capitalisme.

Lorsque Don DeLillo publie Cosmopolis en 2003, il veut saisir la splendeur nauséeuse de l’économie américaine de la fin du XXe siècle, celle qui voit les start-up proliférer et la spéculation s’emballer, avant son éclatement total : New York perd ses tours jumelles, symbole de sa suprématie, et la récession point. Cosmopolis met en scène Eric Packer, golden boy new-yorkais plus riche qu’un gagnant du Loto. Son existence indécente passe par une limousine longue comme un bateau, un appartement immense avec des toiles de maîtres et deux ascenseurs (le premier avance au quart de la vitesse normale et passe de la musique classique, le second se déplace au son d’un rap soufi), et des centaines de millions dépensés chaque jour en Bourse. Ce jour-là, Eric Packer a décidé d’aller chez le coiffeur. Et ce ne sont ni les embouteillages ni les menaces à son encontre qui vont le faire changer d’avis. Assis confortablement dans son palais roulant ultratechnologique, Eric ne se demande pas quelle coupe de cheveux il va choisir, mais pense aux impossibles fluctuations des devises sur lesquelles il parie, en compagnie de ses meilleurs experts.

Particulièrement dense, fait d’autant de dialogues que de pensées, difficile à appréhender, Cosmopolis était réputé inadaptable. Pourtant, toute l’œuvre de Don DeLillo est parsemée de références au cinéma et plus généralement à l’image – de quoi faire de l’œil à David Cronenberg, qui a déjà su transposer à l’écran avec une rare intelligence les ouvrages de William Burroughs (Le Festin nu), de David Henry Hwang (M Butterfly) et de J. G. Ballard (Crash). Cronenberg fait donc le pari de l’adaptation, et s’en tient presque dogmatiquement au pitch du livre : seule l’époque est changée (pour des besoins de contemporanéité ?) et le yen, objet de convoitise d’Eric, fait place au yuan (le Japon ayant depuis longtemps laissé sa place à la Chine sur l’échiquier financier mondial). Le cinéaste a bien compris l’essence de l’œuvre, et celle de son personnage : extrêmement riche, extrêmement possessif, extrêmement autodestructeur ; Eric Packer est un superlatif.

Avec une maîtrise évidente de la caméra et de la mise en scène, Cronenberg filme parfaitement pour rendre la réalité déformée imaginée par DeLillo, et évite l’écueil de la voix off, souvent un aveu d’échec de l’adaptation. Il choisit une narration plus subtile, qui passe par les expressions et les images, celles qu’on voit, presque hors champ parfois, par les fenêtres de la voiture. L’habileté avec laquelle, notamment, est filmée la séquence surréaliste d’immolation publique, traduit un immense travail préparatoire et une volonté forte de ne pas trahir Don DeLillo. Seulement, à force de vouloir coller au roman, on souhaiterait le lire pour pouvoir prendre le temps de saisir chaque mot de dialogues féconds, chaque description d’images riches. Le roman Cosmopolis est dense, le film, surtout bavard. Certaines séquences, bien trop rapides, laissent à peine au spectateur le temps d’assimiler ce qu’il vient de voir ou d’entendre.

Pour respecter un format grand public, Cronenberg fait malheureusement l’impasse sur plusieurs éléments clés, qui auraient pourtant pu donner à son film une nouvelle dimension, plus déviante, plus psychanalytique – un virage amorcé avec le précédent A Dangerous Method. Si la volonté du cinéaste de ne pas s’enfermer dans le cinéma organique de ses débuts est louable, on aurait aimé qu’il laisse davantage sa marque sur Cosmopolis, qu’il prenne de la distance avec l’œuvre de Don DeLillo, qu’il en extraie la force visionnaire. Au lieu de ça, s’installe la désagréable impression de regarder les personnages lire des passages entiers du roman, et celle d’assister à une banale quoique jolie œuvre de divertissement – impression renforcée par la présence de Robert « Twilight » Pattinson à l’écran, aussi antipathique que son personnage. En somme, que retient-on de ce film ? Que Cosmopolis est un grand livre.

 
Cosmopolis de David Cronenberg, avec Robert Pattinson, Juliette Binoche, Sarah Gadon, Paul Giamatti, Mathieu Amalric, K’Naan… Canada, France, 2012. Sortie le 25 mai 2012. En compétition au 65e Festival de Cannes.

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