Senna, d’Asif Kapadia

 

Ayrton Senna au volant de sa formule 1 (c) Angelo OrsiIl est des films dont l’accroche ne laisse rien présager de bon. « Senna. Sans peur. Sans limite. Sans égal », indique l’affiche. On pouvait raisonnablement s’attendre à un docu-fiction syncopé, aux plans ultrarapides en contrepoint d’interviews à mourir d’ennui, le tout ponctué d’images figées destinées à combler le vide. On s’imaginait découvrir Ayrton Senna sous les traits d’un héros (presque) invincible et formidable, parangon du pilote téméraire de film hollywoodien. Bref, quelque chose d’artificiel et de beaucoup moins palpitant que le clip de Testarossa Autodrive de Kavinsky. Pourtant, le film qu’Asif Kapadia consacre au pilote de formule 1 brésilien évite tous les pièges du documentaire et constitue un magnifique témoignage d’une carrière fulgurante.

Affiche du film Senna d'Asif KapadiaPour réaliser Senna, le réalisateur Asif Kapadia, le producteur James Gay-Rees et le scénariste Manish Pandey ont effectué un gigantesque travail de recherche et ont collecté plus de 300 heures de vidéos. Outre les archives de conférences de presse, d’interviews, d’émissions télévisées et des courses, de nombreuses images rares ou inédites comptent parmi les moments forts du film. Plus qu’un pilote, c’est un monde inconnu et éminemment politique qui fait son apparition, gouverné par l’argent et par la poigne du despotique président de la Fédération internationale de l’automobile d’alors, Jean-Marie Balestre. Entre deux épreuves du championnat, on découvre ainsi les briefings d’avant-course, les discussions officieuses avec les juges de course, l’envers des classements, les pilotes dans la tension palpable d’avant départ. On y voit Ayrton Senna, tout jeune, se lancer à fond sur le circuit de Monaco, décidé à faire savoir à tous les autres qu’il est le plus rapide. La caméra embarquée nous montre un homme qui repousse sans cesse les limites de son véhicule ; le temps que le spectateur se rende compte de ce qui se passe, Senna amorce déjà le virage suivant. Il ne s’agissait pas de gagner mais de faire toujours mieux, d’emmener la voiture là où elle n’était jamais allée. Lorsque, dans le casque, son manager lui lance « Ralentis, tu as trop d’avance », on a peu de peine à imaginer l’état de concentration presque divin du pilote. Jusqu’à l’accident : Ayrton Senna frôle le rail et immobilise sa voiture. Sa fougue lui coûtera la course, mais le sacrera définitivement auprès du public.

Ayrton Senna (c) Norio KoikeA ces exploits viennent s’ajouter la sympathie des gens pour l’indomptable et naïf Ayrton Senna, celui qui découvre avec tristesse un univers de gros sous et de pouvoir, qui exulte et pleure lorsqu’il gagne Interlagos, l’homme dont le sourire contagieux met en transe 150 millions de Brésiliens. Ayrton s’engage pour son pays, alors en proie à une immense pauvreté, et fait flotter aux quatre coins du monde le drapeau jaune et vert. Le film d’Asif Kapadia retranscrit l’humanité du pilote de formule 1 sans pour autant tomber dans une vaine déification. Sa part d’ombre est aussi présente, notamment dans sa relation trouble avec Alain Prost, tour à tour coéquipier et concurrent, également sacré plusieurs fois champion du monde. Deux pilotes exceptionnels au parcours similaire, l’un surnommé « le Professeur » à cause de son approche réfléchie et pragmatique, l’autre faisant une large place à la spiritualité et à la foi, à la spontanéité et au plaisir. Des « meilleurs ennemis » comme en raffole le cinéma : les adversaires bientôt amis de Jours de tonnerre (Tony Scott, 1990), les rivalités de Grand Prix (John Frankenheimer, 1966), du Mans (Lee H. Katzin, 1971) ou encore de Driven (Renny Harlin, 2001). Sauf qu’ici, tout est vrai, et même mieux… Kapadia réussit le tour de force de construire Senna comme un élégant biopic. La mosaïque qu’il crée est de toute beauté, les imperfections des archives participant au charme du film. Le réalisateur laisse parler les images, la voix des témoins – anciens commentateurs, professionnels de la F1, amis et famille – ne constituant qu’un fil narratif subtil et effacé.
Le rythme s’en trouve soutenu, la narration parfaitement fluide. Même si les violons appuient un peu trop certains passages, notamment la tragique scène finale à Imola en 1994, le respect du matériau et de la mémoire des personnages est tel que Senna constitue un magnifique documentaire qui sort largement des limites du monde automobile, et rend avec brio le parcours d’un homme d’exception. Encore mieux que Kavinsky.

 
Senna, de Asif Kapadia. Angleterre, France, Etats-Unis, 2010. Prix du Meilleur documentaire au Festival de Sundance 2011. Sortie le 25 mai 2011. Sortie en DVD le 25 octobre 2011.