Dans l’embrasure : une séquence du Port de l’angoisse

 

La scène se déroule dans le salon de l’hôtel Marquis à Fort de France, en 1940. Une serveuse créole surgit d’un groupe d’hommes, plateau à la main. Elle se dirige vers des marins attablés sur la droite, ses grandes boucles d’oreilles dodelinantes faisant comme un point d’or dans le cadre. Elle leur pose des verres, puis disparaît vers le fond. Le champ s’ouvre alors sur Humphrey Bogart, assis au centre de la salle bondée. D’un mouvement aérien, la caméra s’avance jusqu’à lui et comme un scintillement, les pales d’un ventilateur étalent des ombres saccadées sur le visage de Humphrey. La flamme d’une bougie vascille. Humphrey craque une allumette, l’incandescence éclaire furtivement son visage puis s’évanouit pour se confondre dans les premières fumées de cigarette.

Le Port de l'angoisse, d'Howard HawksLe Port de l'angoisse, d'Howard Hawks

Il lève les yeux, quelque chose l’attire au loin. La caméra bascule alors de son côté, pour découvrir dans un cadre plus large le pianiste Hoagy Carmichael qui commence à jouer Am I Blue parmi la foule. Les bruits environnants – bavardages, éclats de voix, raclements de fourchette – s’estompent. Lauren Bacall apparaît, assise à une table attenante, comme sortie des vapeurs d’un songe. Elle porte un verre à ses lèvres, lentement, et esquive le toast tendu par celui qui l’accompagne. Dans son ennui, elle observe un instant cet homme qui boit à grandes lampées. Puis son regard dérive sur le côté, reste aimanté.

Le Port de l'angoisse, d'Howard HawksLe Port de l'angoisse, d'Howard Hawks

La caméra adopte alors le point de vue de Lauren, et c’est Humphrey Bogart qui apparaît dans le champ. C’est dans cette perspective précise du salon, laissée vacante par la foule, dans ce passage en creux, qu’un appel d’air brûlant va se former.
Retour sur la table de Lauren et l’homme. La caméra glisse légèrement sur la droite, pour faire apparaître Hoagy. Pendant que le pianiste chante “There was a time, I was his only one, But now I’m the sad and lonely one, so lonely”, Lauren repousse la main insistante posée sur son bras et se lève pour s’accouder au piano. Attentive à la musique, elle jette un regard rapide et légèrement insolent sur le côté. Hoagy invite Lauren à reprendre les paroles, et c’est d’une voix mate et noire qu’elle souffle I was his only one. Le pianiste poursuit le chant, Lauren reprend I’m the sad and lonely one en tournant une deuxième fois la tête sur le côté. A cet instant, quelque chose d’intangible se dérobe à l’écran, quelque chose qui s’enfuit avec ce dernier regard lancé de Lauren. Plan serré sur Humphrey Bogart, renversé.

J’ai su plus tard que Lauren Bacall et Humphrey Bogart s’étaient épris l’un de l’autre pendant le tournage du Port de l’angoisse. J’ai compris à ce moment que ce qu’il y avait de bouleversant dans cette scène, c’était moins l’histoire amoureuse imbriquée dans le récit du film que cette brèche ouverte insoupçonnée, résistant aux artifices cinématographiques. Dans laquelle se déploierait et s’échapperait en excès un soupir amoureux. Dans la beauté de l’embrasure.

 
Le Port de l’angoisse (To Have and Have Not) de Howards Hawks, avec Humphrey Bogart, Walter Brennan, Lauren Bacall… Etats-Unis, 1944.

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