Adieu au langage, de Jean-Luc Godard

 

Fragmentation de l’ensemble

Adieu au langage, de Jean-Luc GodardLe Prix du jury du Festival de Cannes 2014 sort en DVD et Blu-ray 3D. Si Jean-Luc Godard avait prévu ce film pour la 3D, l’œuvre garde son sens sur les deux supports.

Un homme récite un texte d’une voix solennelle, les yeux rivés à son iPhone, l’appareil tenu haut entre ses deux mains. Derrière lui, ce panneau : USINE A GAZ. Un bateau blanc de tourisme part, et repart, et repart, glissant sur l’eau bleue d’un lac. Une voix d’étudiante militante donne le Contexte Historique, Bismarck, Hitler, en off impérieux qui se perd dans des bruits de moteur. L’écran devient noir ; fin de la phrase, un point blanc apparaît.

Après Film Socialisme (2010), Jean-Luc Godard signe un nouveau film fragmenté, fait de courtes scènes chorégraphiées entrecoupées de textures visuelles et sonores – détails de peinture, parasites de radio – qui filent au gré d’une image tremblante. Les traces de la modernité se succèdent et s’emmêlent, entre objets technologiques dont les écrans mangent le salon, extraits de films d’archives sur l’obsédant nazisme, et tentatives de penser à l’ère médiatisée : « Monsieur, est-ce qu’il est possible de produire un concept d’Afrique ? » Une voix off très sérieuse fournit un discours libre, citant des auteurs, maniant les apories, cherchant l’absurde. Ce n’est pas l’animal qui est aveugle, mais l’homme, aveuglé par la conscience et incapable de regarder le monde.

Un arc narratif se dessine. C’est l’histoire d’une tentative d’être ensemble. Elle commence dans un bang comme la naissance d’un nouveau monde : le mari violent a tiré, la femme part avec un autre. Elle est brune et pâle dans son trench, il est brun et pâle et mal rasé. Leur couple vit entre les tables filmées en gros plan, les machines à laver, les trajets en voiture dans une nuit brouillée par la pluie. Deux personnages à peine nommés, dont les voix mornes se jettent des questions, restent ensemble malgré les incompréhensions et le machisme ordinaire. Pourquoi ? En positif parce que l’autre permet l’émancipation de soi, possibilité rappelée par une allusion à Levinas ; en négatif parce qu’il y a « de la difficulté d’être seul », et qu’il n’y a « pas d’autre personne ». Un deuxième couple qui leur ressemble, leur « métaphore », répète leurs gestes et leurs appels croisés, en laissant libre cours à la violence qu’eux refrènent. La création du lien bute sur l’obstacle du langage. « Faites en sorte que je puisse vous parler », supplie la femme, pâle et nue sur le canapé, une coupe de fruits entre les mains. « Persuadez-moi que vous m’entendez », répond l’homme en off. Seul leur chien demeure, égal et fluide, posant un regard calme sur une nature douce et bruissante filmée en tons phosphorescents.

C’est aussi l’histoire d’une création ratée dont le couple n’est qu’une émanation, une paire de Frankenstein esclaves imaginés par une jeune femme du XIXe siècle dont la plume grince sur le papier. Dans ce cadre brisé, l’obsession moderne pour le bonheur paraît dangereuse : Godard rappelle qu’il est là pour dire un « non » salutaire, et mourir. Le couple fait pourtant un enfant, un cri jailli du ventre de la femme comme l’Origine du monde filmée en sépia trouble.

Formats saccadés, gestes chorégraphiés et sons en chœur déréglé : Adieu au langage suit une structure originale dont la haute précision permet à Godard de transmettre un univers organisé de ressentis indicibles. Beaucoup de références parfois lassantes d’érudition, et de considérations parfois lourdes comme des poncifs : oui, il est difficile d’être soi dans ce monde qui aime tant les personnages. Jean-Luc Godard reste chez lui. C’est quand même pour le meilleur, dans cette prolongation de la Nouvelle Vague qui montre la modernité comme elle est ressentie, isolante, brouillée, cadencée, technologique.

 
Adieu au langage de Jean-Luc Godard, avec Héloïse Godet, Kamel Abdelli, Richard Chevallier… France, 2014. Sortie le 21 mai 2014. Sortie DVD / Blu-ray / Blu-ray 3D le 3 décembre 2014.