20 000 jours sur Terre, de Iain Forsyth et Jane Pollard

 

Sage comme une image

20 000 jours sur Terre, de Iain Forsyth et Jane PollardEn 35 ans de carrière, de Birthday Party aux Bad Seeds, Nick Cave a délivré au monde une flopée d’albums fiévreux (Tender Prey (1988), Henry’s Dream (1992), Let Love in (1994), Abattoir Blues/The Lyre of Orpheus (2004)), musicalement atypiques et peu aimables. Australien de naissance, longtemps berlinois et civilement anglais, Nick Cave est une rock star, une des dernières icônes underground, puissante, audacieuse et charismatique à défaut d’être sympathique. La scène est son territoire. Chaque concert est une expérience intense, une messe païenne où résonne la voix de baryton d’un prêcheur halluciné scandant des histoires de vie, d’amour et de mort au rythme des déflagrations électriques assénées par une confrérie internationale, et à géométrie variable, de mauvaises graines (les Bad Seeds). Adoubé par Wim Wenders – une belle présence dans Les Ailes du désir – et Jim Jarmush dans les années 1990, Nick Cave creuse le sillon d’une musique grave et expressive qui le rapproche naturellement du cinéma. On lui doit de belles collaborations avec des réalisateurs comme John Hillcoat et Andrew Dominik. Pas rassasié, Nick Cave écrit des scénarios et se lance avec talent – et un certain succès critique – dans le roman, noir évidemment. Il y déroule ses thèmes de prédilection : l’enfance meurtrie, l’amour contrarié, la violence, les psychoses et névroses, l’addiction et un sérieux penchant pour l’exégèse biblique. Un itinéraire artistique multi-cartes qui recèle en creux toutes les (bonnes ?) raisons qui l’ont poussé à s’engager dans ce 20 000 jours sur Terre.

Avant de passer aux choses qui fâchent, on se doit de reconnaître les qualités formelles, image et son, de ce biopic arty camouflé en auto-fiction documentaire. Le duo de plasticiens anglais aux manettes fait le job. En revanche, les intentions, boursouflées, et les procédés narratifs employés, parfois à la limite du saugrenu, plombent une « auto-docufiction » (… pas mieux) qui promet de dresser le portrait d’un artiste, sa vie, son œuvre et de sonder les mystères de la création… en 24 heures inside. L’entame donne le ton : la journée démarre au saut du lit. Un brin de toilette plus tard, Nick Cave se met à son bureau, avec plein de photos perso accrochées au mur façon enquête du FBI, tape à la machine à écrire qui fait clac-clac – un bon teaser pour 13ème Rue, certes bien filmé – et prend connaissance de l’agenda de sa vraie-fausse 20 000e journée depuis son répondeur à K7. Puis, départ pour une virée métaphorique au volant de sa voiture – évidemment, ce n’est pas un 4X4 Cherokee – où l’on va sauter d’un rendez-vous à l’autre et profiter d’une balade dans Brighton, superbement photographié pour l’occasion. Visite chez le psy, long tunnel analytique insipide, partie de campagne complice chez Warren Ellis, compagnon de route attachant à la barbe d’ermite et à l’œil de rapace, rendez-vous à la bibliothèque pour une « drôle » de séquence biographique où des experts (du CSI ?) exhument ses archives personnelles comme s’ils manipulaient les bandelettes de Toutankhamon… A ce stade, les choses se confirment : Nick Cave, très impliqué sur le scénario, s’appuie sur son goût du vintage, du roman noir et du polar US pour se raconter à travers des artifices censés nous révéler la profondeur de son génie artistique et littéraire. Comme un besoin impérieux de reconnaissance tardive qui le pousserait à vouloir changer de mythologie, en passant de celle mineure et futile du rock à celle noble et grave de la littérature. Bien qu’ambitieuse, la démarche s’avère vaniteuse et souvent maladroite : la faute à un format hybride déroulé au forceps où s’entrechoquent rêverie introspective pontifiante et grâce musicale euphorisante, fiction balourde et rigueur documentaire.

Par bonheur, à l’intérieur du biopic sérieux et sage, il existe un film musical formidable qui repose sur le principe du work in progress. Un parti pris audacieux, cette fois totalement réussi, où l’on suit la genèse de deux sublimes chansons tirées du dernier album de Nick Cave (Push the Sky Away, 2013), des premières répétitions dans l’ambiance feutrée d’un mas du sud de la France à leurs restitutions sur scène. Les plus belles séquences sont là, parfaitement servies par une réalisation et un montage discret et de bon goût qui rend grâce à la puissance des compositions et hommage au travail des musiciens : Nick Cave chantant au piano émeut jusqu’aux larmes, les concerts sont époustouflants et démontrent s’il le fallait sa sincérité, sa générosité et son engagement total. Entre retour de l’enfant prodigue et accomplissement, le concert final, à l’Opéra de Sydney, devient un climax furieux et touchant où Nick Cave s’exprime enfin, débarrassé de tout artifice et autre minauderie conceptuelle, dans le langage qui est réellement le sien : celui des plus grands songwriters et performers de l’histoire du rock et de la pop. En attendant que la caravane du grand Nick repasse en ville, ce bout de film, malheureusement trop court, mériterait à lui seul les honneurs du grand écran.

 
20 000 jours sur Terre de Iain Forsyth et Jane Pollard, avec Nick Cave, Warren Ellis, Susie Bick, Darian Leader, Kylie Minogue… Angleterre, 2014. Sortie le 24 décembre 2014.

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