Voile sur le Mali !
Timbuktu a été tourné sous très haute surveillance militaire… à Oualata, à l’est de la Mauritanie, à quelques encablures de la frontière malienne. Un paradoxe involontaire mais qui décuple d’autant plus la puissance dramatique du dernier long-métrage d’Abderrahmane Sissako. La faute à un attentat-suicide perpétré par des djihadistes au cœur de la ville malienne, en amont du tournage, pressant le réalisateur et toute son équipe à prendre leurs distances. Le cinéaste n’a pour autant pas abandonné son projet et c’est entre les murs d’une Tombouctou allégorique que Sissako a décidé de dérouler son conte aussi effroyable que lumineux. L’histoire de Kidane, un éleveur de bétail vivant paisiblement avec sa femme Satima, sa fille Toya et Issan, le petit berger. A l’écart de la ville, la tente plantée à l’abri des dunes, ils se préservent du chaos et de la terreur instaurée en ville par une poignée d’extrémistes religieux réduisant la population au silence, interdisant cigarettes, musique, danse et football – en plus des bannissements consacrés que sont alcool et inceste, tout spécialement l’inceste “pratiqué” pendant le mois du Ramadan, le pire de tous, précise l’un des occupants. Et les femmes, bien entendu, de faire l’objet d’humiliations toutes particulières, sommées de porter voile, gants et chaussettes. Mais le destin de Kidane l’éleveur bascule le jour où l’une de ses vaches déchire malencontreusement les filets d’Amadou le pêcheur… Une altercation, un coup de feu accidentel et Kidane se retrouve soudain sous le joug de la justice divine des islamistes.
Abderrahmane Sissako évite l’écueil du portrait simpliste du djihadiste fanatique grotesque et fait là encore le choix pédagogique du paradoxe pour démontrer la réalité d’un effroi banalisé. Ces fils d’Allah preneurs d’otage d’un islam tolérant, le réalisateur les brocarde en leur insufflant une humanité inattendue. Sissako moque leurs faiblesses et leurs maladresses, imprégnant ainsi son pamphlet d’une couleur sarcastique ingénieuse, pleine d’audace. Quelques instants de respirations bienvenus, qui pour autant ne nous laissent pas le temps de nous détacher de l’atmosphère suffocante qui baigne le récit. Ainsi ces terroristes qui confisquent les ballons ronds controversent-ils volontiers à l’ombre d’une ruelle sur les aptitudes respectives d’un Lionel Messi ou d’un Zinédine Zidane. Un autre fume en cachette, un autre encore s’abandonne à une danse animiste, comme possédé. Et dans une séquence remarquable, un jeune Français égaré, chargé de motiver un appel au Djihad face à une intimidante caméra, se révèle soudain incapable de trouver en lui une raison sincère à son engagement aux côtés des soldats de Dieu. Pourquoi est-il là ? Il n’en a pas la moindre idée. Ce paradoxe, Sissako semble en avoir fait le fil rouge narratif de son film. Un film où la poésie des plans et l’ironie impertinente répondent à la violence et à la tragédie qui rongent la perle du Mali. A l’image de cette partie de football sans ballon où des jeunes contournent l’interdit pour se livrer à une surprenante simulation de match. Et cinématographiquement, de nous offrir un étrange ballet. Magique. Le symbole de la résistance digne et pacifique de ces femmes et de ces hommes dont les prières ne suffisent plus à les protéger des psaumes armés de leurs geôliers.
Avec Timbuktu, Abderrahmane Sissako nous presse avec élégance et intelligence de prendre la mesure de la souffrance de tout un peuple. Une souffrance qu’il s’est évertué à rendre compréhensible au plus grand nombre en multipliant les points de vue et les registres, et liant le tout par un art du cadre tout en délicatesse.
Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, avec Ibrahim Ahmed, Abel Jafri, Toulou Kiki, Fatoumata Diawara, Layla Walet Mohamed… France, 2014. Sélectionné en compétition officielle au 67e Festival de Cannes. Sortie le 10 décembre 2014.